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Guerre en Ukraine : la neutralité de la Suisse sous pression pour l'envoi d'armes à Kiev

Le drapeau suisse à Crans-Montana (Valais), le 4 mars 2018 (photo d'illustration). - FABRICE COFFRINI / AFP
Le drapeau suisse à Crans-Montana (Valais), le 4 mars 2018 (photo d'illustration). - FABRICE COFFRINI / AFP

En vertu du principe de neutralité, la Suisse ne fournit pas d'armes à un pays en guerre comme l'Ukraine. La confédération helvétique ne permet pas non plus aux pays qui lui ont acheté du matériel militaire de le réexporter vers Kiev. Une situation de moins en moins tenable.

Ce mercredi, l'Allemagne a annoncé qu'elle livrerait 14 chars de combat Leopard 2 à l'Ukraine, après des semaines d'hésitation et face à une pression grandissante de plusieurs pays alliés. Le chancelier allemand Olaf Scholz s'est justifié en disant progresser "petit à petit" et avoir dû "rompre avec ce que nous faisons depuis des décennies".

Alors que les Occidentaux livrent de plus en plus d'armes à Kiev, notamment de l'armement lourd, un pays fait toujours exception: la Suisse. Pourtant, chez les Helvètes aussi, ces questions se font de plus en plus prégnantes et les pressions de plus en plus fortes.

Veto du Conseil fédéral

En Suisse, un tabou historique a été brisé par la commission parlementaire de la politique de sécurité. Elle s'est dite ce mardi favorable à 14 voix contre 11 à la réexportation d'armes vers l'Ukraine, soit vers un pays en guerre, ce qui remet en cause en partie son principe de neutralité.

Pourtant, la loi suisse sur le matériel militaire stipule que les pays qui achètent du matériel militaire en Suisse doivent signer une déclaration de non-réexportation, ce qui signifie qu’ils doivent obtenir l’approbation de la Suisse pour livrer ce matériel à l’Ukraine. De la même manière que les pays en possession de chars Leopard devaient attendre le feu vert de l'Allemagne pour les envoyer à Kiev.

Jusqu'ici le Conseil fédéral - l'organe exécutif du pays - y a toujours opposé son veto. En effet, à plusieurs reprises depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine le 24 février dernier, le Danemark, l'Espagne ou encore l'Allemagne demandent à Berne l'autorisation de réexporter du matériel militaire acheté à la Suisse vers l'Ukraine.

L'Ukraine, pays "impliqué dans un conflit armé international"

"Il n'y a toujours pas lieu de répondre favorablement à la demande de l'Allemagne de transmettre du matériel de guerre suisse à l'Ukraine" au nom du droit de la neutralité et de la législation suisse sur le matériel de guerre, écrivait en novembre dernier Guy Parmelin, le ministre de l'Économie dans un courrier à la ministre de la Défense allemande, après une nouvelle demande de Berlin.

Dans ce cas présent, il s'agit de milliers de munitions destinées aux chars antiaériens Gepard, efficaces notamment pour détruire en vols les missiles et les drones iraniens utilisés par les Russes contre le territoire ukrainien. Pour le moment, ces munitions dorment donc dans des entrepôts militaires allemands, en attente de l’autorisation du Conseil fédéral suisse.

De son côté, le Danemark souhaite lui livrer à l'Ukraine des chars Piranha de fabrication suisse et l'Espagne entend faire de même avec des canons antiaériens de fabrication suisse.

"L'égalité de traitement découlant du droit de la neutralité ne permet pas à la Suisse d'approuver une demande de transmission de matériel de guerre de provenance suisse à l'Ukraine tant que ce pays est impliqué dans un conflit armé international", poursuit le ministre suisse dans son communiqué.

Contourner la loi

Dans sa motion, la Commission parlementaire de la politique de sécurité veut ainsi autoriser la révocation de ces clauses de non-réexportation figurant dans les accords avec des pays tiers. Ainsi, selon elle, comme cela ne concerne pas l'exportation directe de matériel de guerre dans des zones de conflit par la Suisse elle-même, ce changement ne remet pas en cause le principe de neutralité du pays.

Pour contourner tout cela, elle propose deux pistes. D'abord, l'idée serait d'introduire une exception dans la loi: la Suisse pourrait autoriser la réexportation d’armes vers un pays en guerre lorsque le Conseil de sécurité de l'ONU ou deux-tiers de son assemblée générale dénoncent la violation de l’interdiction internationale du recours à la force, comme c'est le cas avec l'agression russe.

Autre projet: une législation d'urgence spécifique à la situation actuelle, une lex Ukraine, pour permettre la réexportation d'armes vers Kiev uniquement, pour un usage spécifique et limité à ce conflit-là.

Pressions des membres de l'Otan

Ce changement d’interprétation du principe de neutralité a été rendu possible par le revirement de position de certains partis, notamment le Parti socialiste, qui combat traditionnellement la politique suisse d'exportation d'armement mais dont les élus jugent désormais que la situation mérite une exception, et qu'un statu quo équivaut à faire le jeu de la Russie.

Au-delà des pressions internes, la Suisse fait également face à des critiques de la part des pays occidentaux alliés de l'Ukraine. Depuis Davos la semaine dernière, le chef de l'Otan Jens Stoltenberg, s'il ne mentionne pas expressément la Suisse, a lancé un message clair.

"J'appelle toutes les nations à contribuer à fournir un soutien militaire à l'Ukraine (...). Il ne s'agit pas de neutralité. Il s'agit de respecter le droit à la légitime défense, de protéger l'État de droit, et de défendre la charte des Nations unies", a-t-il affirmé dans des propos rapportés par la RTS.

Même son de cloche du côté de Berlin, client de l'armement helvète, qui a fait savoir qu'il pourrait à l'avenir se tourner vers d'autres pays pour se fournir en matériel militaire. "Quand on prend des décisions pareilles, il faut aussi accepter que ses amis et partenaires se tournent vers d'autres fournisseurs", a lancé Christian Linder, ministre des Finances allemand à SRF. Une position qui inquiète par ailleurs l'industrie d'armement suisse.

Le premier parti du pays opposé à tout changement

Si le vent tourne sensiblement en Suisse, notamment au Parlement, ce changement autour du principe de neutralité est loin d'être acté. Pour qu'une telle modification entre en vigueur, l’accord des deux chambres du Parlement suisse est nécessaire.

En outre, dans certains cas, comme le permet la Constitution du pays, la mesure pourrait même être soumise à un référendum aux citoyens, si un nombre suffisant de signatures d'opposition était recueilli.

La population reste en grande majorité très attachée à la neutralité et certains élus estiment même, par exemple, qu'envoyer de l'aide humanitaire ou adopter des sanctions sont déjà des entorses à ce principe, à l'instar de l'Union démocratique du centre (UDC), parti de droite radicale et premier parti du pays.

D'autres initiatives ont déjà vu le jour durant les derniers mois, émanant surtout du Parti libéral-radical (PLR, droite), notamment pour mettre en œuvre une sorte de "neutralité coopérative" mais toutes ont été rejetées.

"Même la Suisse"

Le débat sur la neutralité avait déjà été vivement ravivé au moment d'adopter toutes les sanctions instaurées contre la Russie par l'Union européenne. Le président américain Joe Biden s'était d'ailleurs félicité que "même la Suisse" ait repris les sanctions contre le Kremlin.

L'invasion de l'Ukraine par les forces russes a mis fin à la neutralité historique de la Finlande et de la Suède, désormais candidates à une entrée dans l'Otan. Ce conflit est un nouveau test pour la Suisse, officiellement neutre depuis 1516. "Jusqu’à quel point une nation peut-elle rester neutre au 21e siècle?", se demandait le journal munichois Süddeutsche Zeitung en novembre dernier.

Bien que la Suisse opte pour la neutralité vis-à-vis des conflits autour d’elle, elle produit toutefois des armes ou des munitions qu’elle vend et se retrouve tiraillée. En outre, sur la scène internationale, elle défend des valeurs extrêmement proches de celles soutenues par l'ONU, même si elle n'a rejoint l'organisation qu'en 2002.

D'un point de vue diplomatique, les pays voisins et alliés commencent à s'interroger sur la fiabilité réelle de Berne en cas d’urgence. "Que se passerait-il si un pays membre de l’Otan était attaqué et que des munitions fabriquées en Suisse ne pouvaient être livrées en raison de cette neutralité?", s'interroge Marie-Agnes Strack-Zimmermann, la présidente de la commission de défense du Bundestag.

Article original publié sur BFMTV.com

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