"Les Kaïra": comment Franck Gastambide a conquis le cinéma français avec une comédie sur le porno

Jib Pocthier, Franck Gastambide et Medi Sadoun dans
Jib Pocthier, Franck Gastambide et Medi Sadoun dans

Des histoires comme celle-là, il n'en existe pas deux dans le cinéma français. Sorti il y a dix ans, Les Kaïra, une comédie potache sans star ni budget, sur trois pieds nickelés de Melun qui cherchent à percer dans le porno, a fait de son créateur Franck Gastambide, un autodidacte complet, l'un des réalisateurs les plus populaires et les plus puissants du cinéma français. Désormais culte, Les Kaïra cartonne toujours autant à la télévision et en streaming. Sur Prime Video, le film vient de dépasser les 2,5 millions de vues.

"Je me demande qui le regarde et le re-regarde", s'étonne aujourd'hui Gastambide.

"Pour moi, Franck, c'est l'auteur de comédies des années 2010", s'enthousiasme le distributeur François Clerc, qui a accompagné la sortie des Kaïra. "Quand je repenserai aux films sur lesquels j'ai eu la chance de travailler, il sera dans mon top 5. C'est toujours incroyable d'être là au premier film d'un mec comme ça." "C'est la rencontre qu'on rêve tous de faire une fois dans sa carrière", surenchérit son producteur, Nicolas Altmayer: "Découvrir un talent à sa source."

Rien ne prédestinait Franck Gastambide à ce destin. Lorsqu'il se lance, il n'a à son actif que Kaïra Shopping, web-série fauchée tournée avec ses amis Jib Pocthier et Medi Sadoun chez ce dernier. "Il avait la flemme de se déplacer!", s'amuse Franck Gastambide. Pour eux, le succès est un concept abstrait: "Ça n'existait pas, les gens qui venaient d'Internet et réussissaient au cinéma! Je me rappelle qu'on se demandait si on assistait à l'émergence d'une nouvelle génération de talents venus d'Internet, comme il y avait eu à la télévision Les Nuls, Les Inconnus ou Éric et Ramzy."

Malgré le succès de Kaïra Shopping, Gastambide n'ose pas faire le premier pas vers le cinéma. C'est Mathieu Kassovitz, avec qui il s'est lié d'amitié sur le tournage des Rivières pourpres, quand il était encore dresseur de chiens, qui lui suggère d'écrire un film dérivé de Kaïra Shopping. "Il ne se rend pas compte de la force que ça m'a donnée. Ça a été un choc dans ma tête qu'un mec comme lui me dise ça. La Haine, c'est le film qui m'a fait comprendre ce que le cinéma pouvait transmettre comme émotion."

Inspiré par "SuperGrave" et "Casino"

Franck Gastambide s'enferme donc dans le pavillon de sa mère, à Melun. "Terrorisé à l'idée d'écrire seul", il fait appel à Géraldine Nakache pour l'épauler, mais le succès de Tout ce qui brille la happe complètement. "Elle a eu le temps de me donner un conseil: écrire sur ce que je connais." Il puise donc dans ses souvenirs d'enfance et ses films de chevet: La Haine, mais aussi les comédies des frères Farrelly (Dumb et Dumber) et de Judd Apatow (SuperGrave). Casino de Martin Scorsese est son modèle pour la voix off des Kaïra. Et la scène de la femme fontaine vient enfin de Californication.

Franck Gastambide a une ambition: écrire une comédie sociale touchante et trash pour rire de la vie des quartiers, sans se moquer. "Je voulais m'autoriser à avoir de l'autodérision sur ce que j'étais: un mec de Melun avec ses tics de langage." En quelques mois, son scénario est bouclé.

"Il n'y a pas un seul moment où je calcule ce que je fais - ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. A l'époque, je me foutais de ce qu'on allait penser. J'avais envie que le film marche, mais sans faire de concession."

Le résultat est très personnel et aborde la misère affective dans les cités, l'influence du porno dans l'éducation sexuelle et la difficulté du passage à l'âge adulte. "Ce que je veux raconter avec le film me vient d'un mec qui me terrorisait quand j'étais petit et que j'ai croisé des années plus tard au Carrefour Carré Sénart. Il était avec sa femme et une poussette, en train de parler du lait que leur enfant digérait le mieux. Je me suis dit que la suite des choses était l'arrivée d'une femme dans ta vie qui te fait changer."

De son propre aveu, Les Kaïra est aussi un instantané du "Franck d'il y a 15 ans": "Je parle un peu de ma vie, c'est un peu mon film d'auteur!" L'intrigue se déroule ainsi dans le porno, un milieu que Franck Gastambide a fréquenté dans les années 2000, quand il était cadreur pour Le Journal du Hard. "Oui, à ce moment-là, je traînais à Los Angeles sur les plateaux." En souvenir du bon vieux temps, certaines scènes des Kaïra seront d'ailleurs tournées avec l'aide de la star du X Manuel Ferrera "dans une vraie baraque de films pornos", dans la vallée de San Fernando, alias la "Porn Valley".

Un film de trois heures

Alors que le scénario prend forme, Jean-Charles Felli et Christophe Tomas, fondateurs de la société Save Ferris, les producteurs historiques de Kaïra Shopping, cherchent des partenaires pour le développer au cinéma. Ils trouvent les bons interlocuteurs en Nicolas et Éric Altmayer, deux producteurs au flair impeccable, qui ont déjà rencontré d'immenses succès populaires avec Jet Set, Brice de Nice et OSS 117, des comédies dont le ton tranche avec ce qui se fait traditionnellement en France.

"Lorsque Christophe m'a parlé de ce projet, j'ai tout de suite eu l'intuition que c'était une très bonne idée", se rappelle Nicolas Altmayer. "Le ton était nouveau, audacieux, moderne." Mais lorsqu'il rencontre pour la première fois ses producteurs, Gastambide se montre très réservé: "Le truc qui m'impressionnait le plus chez eux, c'est qu'ils avaient fait les films de Rémi Bezançon, et notamment Le Premier jour du reste de ta vie, qui m'avait totalement bouleversé."

Un accord est rapidement trouvé et Gastambide consacre une année à revoir son scénario, qui dépasse alors les 200 pages - soit l'équivalent d'un film de trois heures! "Il avait tout mis", se souvient Altmayer. "C'était déjà très drôle, mais du point de vue de la construction scénaristique, c'était un peu n'importe quoi. Quand ses héros traversaient la cité, comme il voulait présenter chaque habitant, il y avait une demi-heure de film pour aller d'un point A à un point B. Chaque personnage donnait lieu à un sketch."

Un remake porno des "Kaïra"?

Une fois le scénario terminé, reste encore à le produire. Un véritable défi dans un pays où le cinéma est principalement soutenu par des chaînes hertziennes qui refusent de diffuser en prime-time des œuvres aussi trash. "Quand on a commencé à le faire lire aux investisseurs, on ne savait pas trop ce qu'ils allaient en penser", reconnaît Nicolas Altmayer. L'intuition du producteur se vérifie. Canal+, qui diffusait Kaïra Shopping, et a un droit de regard sur les spin-offs de la web-série, refuse net le projet.

Gaumont, qui avait déjà eu l'audace de soutenir OSS 117 avec les Altmayer, ne rate pas l'opportunité. François Clerc, son directeur de la distribution, est conquis par le scénario, qu'il lit d'une traite, dans le train pour Cannes en mai 2011. "On était 2-3 personnes de chez Gaumont à l'avoir et on riait bêtement dans le wagon. On se disait qu'on aimerait être capable de sortir un film comme ça", explique l'intéressé, qui avoue avoir été convaincu par Ramzy Bedia, soutien de la première heure de Kaïra Shopping:

"Ramzy m'avait présenté Franck un an avant, lors de la sortie de Il reste du jambon?. Il m'avait expliqué que Franck travaillait sur un script inspiré de Kaïra Shopping et il m'avait lancé: 'T'auras jamais les couilles de produire son scénario!' On a été chauffés par Ramzy! On lui doit une partie de ce qui s'est passé."

Soutenu par le plus ancien studio français, Les Kaïra bénéficie d'un budget d'environ 2 millions d'euros, qui offre à Gastambide une grande liberté de ton. Alors que la production avance, une idée un peu folle jaillit au sein de l'équipe: produire un remake porno des Kaïra pour accompagner la sortie du film: "On a eu des discussions avec des gens de Marc Dorcel pour voir si c'était possible techniquement et artistiquement. Ce n'est pas allé plus loin, mais on a bien eu ces discussions", révèle François Clerc.

"Comme un collégien qui révisait sa récitation"

Le tournage se déroule à Melun, dans la cité Gaston Tunc, désormais détruite, à quelques mètres de la maternité où est né Gastambide. L'idée d'attirer le cinéma parisien "de l'autre côté du périph" l'amuse beaucoup. Pour l'hébergement, il suggère l'hôtel Ibis du coin. "Je me rappelle avoir menti à Ramzy en lui disant qu'on logerait au Sofitel de Melun!" La veille du premier tour de manivelle, l'équipe dîne chez Flunch. "C'est là que j'allais manger depuis toujours. C'était normal pour moi d'y aller."

Les Altmayer, qui produisent en même temps Jeune et Jolie de François Ozon, s'enthousiasment devant la "grande ferveur" de cette "équipe très jeune et un peu bordélique". Le trio des Kaïra, qui n'a aucune expérience, travaille dur pour être convaincant à l'écran. Le premier jour du tournage, Nicolas Altmayer tombe nez à nez avec Medi Sadoun en train de répéter son texte face à un mur. "C'était très touchant. Il était comme un collégien qui révisait sa récitation."

Pour épauler Franck Gastambide dont c'est le premier film, Nicolas Benamou (De l'huile sur le feu) fait office de conseiller technique. "Comme il n'avait jamais fait de film, et qu'il était tout le temps devant la caméra, il avait besoin d'un œil pour lui dire ce qui allait et ce qui n'allait pas", souligne Nicolas Altmayer. Mais Franck Gastambide, loin d'être passif, invente son propre langage: "Je me suis improvisé metteur en scène. Dans Les Kaïras, il y a beaucoup de plans-séquences parce que je ne savais pas vraiment faire de découpage." Depuis, il en a fait sa marque de fabrique.

Le tournage se déroule à merveille, avec comme seul bémol la scène de la femme fontaine éjaculant sur le nain. Après avoir hésité à filmer la scène au-dessus de l'épaule de sa comédienne, Gastambide choisit un plan latéral large. "C'était le seul plan acceptable, les autres auraient été trop pornos", précise-t-il. Alors qu'il s'apprête à dire moteur, son équipe se désolidarise de la scène:

"Tout le monde était un peu circonspect", confirme Nicolas Altmayer. "Mais Franck avait la conviction que cette scène ferait bondir le public. Et il a eu totalement raison."

"Il était complètement traumatisé"

C'est véritablement au montage que le "style Gastambide" naît, avec l'aide de Véronique Parnet, connue pour son travail sur La Cité de la peur. Sa mission: conserver l'humour potache de Gastambide sans basculer dans la vulgarité. Très vite, ils sont confrontés à un problème de taille, raconte le réalisateur: "Elle ne peut pas avancer sans moi. Je dois être là tous les jours, puisque le ton qu'on emploie nécessite que je sois là tout le temps pour lui expliquer ce qui est drôle."

Lors de la post-production, le réalisateur a de longs échanges avec Gaumont sur certains gags. Contre toute attente, ce n'est pas la scène de la femme fontaine qui fait réagir, mais celle où Momo montre son énorme sexe à la soirée échangiste. "On a fait deux versions: une où l'on ne voit rien et une autre où l'on voit tout. On leur disait qu'il ne fallait rien montrer pour que les gens imaginent, comme dans Les Dents de la mer", commente François Clerc.

Marqué par la scène d'ouverture d'Intouchables, rythmée sur September d'Earth, Wind & Fire, Gastambide imagine un générique avec Make That Move de Shalamar: "Il voulait que les gens sachent immédiatement que le film allait être cool", précise François Clerc. Mais lorsque Gastambide découvre le premier montage de son film, le résultat est loin d'être parfait. Et il craque: "Il s'est enfoncé dans son canapé au fur et à mesure de la projection", se souvient son producteur. "Il était complètement traumatisé."

"C'était douloureux. Je n'étais pas du tout préparé à voir un film pas terminé", relate Gastambide. "Je suis rentré chez moi et je me suis effondré en me disant que c'était nul, que je ne ferai plus jamais de cinéma." "Il s'imaginait qu'il allait voir tout de suite son film terminé tout beau tout toiletté", complète Nicolas Altmayer. "Il restait beaucoup de travail, mais c'était normal. La première projection, c'est toujours très violent, surtout pour un premier film." Ses inquiétudes s'envolent lorsque les premiers spectateurs - Toledano & Nakache, Kassovitz - pleurent de rire en découvrant le film.

"Kebab party" à Cannes

La rumeur des Kaïra remonte jusqu'aux oreilles de Thierry Frémaux, le délégué général du festival de Cannes. "Il avait adoré le film", se souvient Nicolas Altmayer, "mais il ne pouvait pas donner au film une place officielle." Un compromis est rapidement trouvé. Les Kaïra sera projeté en off, en parallèle du festival, et Frémeaux assurera la présentation de la séance. Le 21 mai, Franck Gastambide, Medi Sadoun, Jib et Ramzy Bedia débarquent en smoking pour la montée des marches de Vous n'avez encore rien vu! d'Alain Resnais avant de filer présenter leur film devant une salle comble.

Pendant la séance, l'équipe est "en apesanteur", selon Gastambide: "Toutes les vannes passent, même les petites. Que des barres de rire, ça ne s'arrête pas. On finit avec cinq minutes de standing ovation." Ce soir-là, la fête des Kaïra, une "Kebab Party" organisée par Gaumont sur la plage du Martinez, est la soirée la plus courue de la Croisette. "On a refoulé beaucoup de monde", s'amuse Nicolas Altmayer. "Ça a été un moment important, parce que ça a lancé un buzz formidable."

Les étoiles s'alignent. Les présentateurs vedettes de l'époque (Arthur, Laurent Ruquier et Thierry Ardisson) et la presse branchée (Technikart) les soutiennent. Un teaser avec Omar Sy, enregistré à l'arrache, quelques heures avant qu'il ne remporte son César pour Intouchables, fait le buzz, tout comme l'affiche, où le trio pose de dos et montre ses fesses. Les Kaïra échappe même à une interdiction aux moins de douze ans.

"On a quand même dit aux salles que si elles souhaitaient mettre l'interdiction, elles le pouvaient", indique François Clerc. "C'est la seule fois de ma vie où ça m'est arrivé."

"Il a toujours un coup d'avance"

Le public répond présent. Sorti le 11 juillet dans 261 salles, Les Kaïra attire 91.000 spectateurs le premier jour. "Un chiffre dingue", commente Gastambide. L'équipe fête le succès dans un café situé derrière Gaumont, à Neuilly-sur-Seine. "C’était incroyable", se souvient François Clerc. "Il y avait Manuel Ferrara, Katsuni et Nicolas Seydoux dans la même pièce." Deux cinémas supposément inconciliables, réunis grâce à Franck Gastambide et à ses Kaïra. La comédie, qui reste à l'affiche tout l'été, dépasse le million d'entrées début septembre et devient le film le plus rentable de l'année.

Le ton du film, qui s'adresse à un public rarement représenté au cinéma, a fait mouche: "Il y a quelque chose de très payant dans les comédies, c'est la sincérité, qui permet de les transcender", analyse Nicolas Altmayer. Une sincérité qui n'a pas empêché Les Kaïra d'essuyer quelques critiques. "La banlieue, c'est pire qu'il y a 20 ans. La preuve, tu es passé de La Haine aux Kaira", a estimé Vincent Cassel en 2015 dans SoFilm. L'année dernière, Gastambide a rencontré le Bondy Blog pour discuter de la vision des quartiers et de ses habitants dans Les Kaïra.

Malgré le succès, l'idée d'une suite est rapidement abandonnée. Le trio se reforme fin 2012 pour un teaser de De l'autre côté du périph, puis aux César en février 2013. Et chacun a tracé sa route. Tandis que Medi Sadoun cartonne avec Le Bon Dieu, Gastambide se concentre sur la réalisation (Pattaya, Taxi 5, Validé), avec un succès toujours exponentiel.

"Il a toujours un coup d'avance sur ce qui va intéresser le public. Il est dans un cercle vertueux passionnant à suivre à ses côtés", note Nicolas Altmayer.

Son quatrième film, Medellín, pour Prime Vidéo, est son projet le plus ambitieux à ce jour. Actuellement en montage, avec une date de sortie prévue pour 2023, cette comédie d'action à 20 millions d'euros, dotée d'un gros casting, raconte l'enlèvement par des narcotrafiquants d'un YouTubeur fasciné par Pablo Escobar. "J'ai toujours eu la sensation qu'un jour Franck nous dépasserait", conclut François Clerc. "Et l'histoire le confirme. Aujourd'hui, ce qu'il fait, Gaumont ne peut pas le faire."

Article original publié sur BFMTV.com