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La grandeur et la décadence du catalogue de Victoria’s Secret

Le premier catalogue Victoria’s Secret a été expédié dans les boîtes aux lettres américaines en 1977. Gerald Ford était président, Fleetwood Mac passait à la radio et Annie Hall était sur toutes les lèvres des amateurs de la mode. La lingerie connaissait son heure de gloire et Victoria’s Secret, un magasin de centre commercial qui avait ouvert son premier magasin à Palo Alto, avait décidé qu'il s'agissait également de son heure de gloire.

Cependant, l'entreprise n'est devenue l'empire de lingerie adoré des mères du Midwest et des filles de sororités américaines qu'on connait aujourd'hui que suite à la parution de son catalogue cinq ans plus tard. A l'époque, de nombreuses grandes marques de centres commerciaux comme JCPenney et Sears accumulaient des millions grâce à leurs ventes par catalogue, inspirées par le succès d'autres entreprises de ventes par catalogue. Spiegel rassemblait par exemple environ 500 millions $ (environ 450 millions €) en revenus à l'époque. Internet n'existait pas encore et les catalogues permettaient ainsi à tout le monde, surtout les femmes au foyer qui ne vivaient pas dans de grandes villes urbaines, d'acheter des vêtements élégants autrement difficiles d'accès. Et pourquoi n'auraient-elles pas elles aussi le droit d'acheter des soutien-gorges en dentelle et des néglig��s en soie ?

Photo : Alexander Tamargo/Getty

En 1997, Victoria’s Secret envoyait 450 millions de catalogues par an, amassant 661 millions de $ (environ 600 millions €) rien qu'en vente par correspondance. JC Penney est devenu le plus important vendeur par catalogue des Etats-Unis lorsque Sears a mis fin à sa vente par catalogue en 1993 et Victoria’s Secret a reçu cet honneur ou ce fardeau (à voir…) lorsque JC Penney a également cessé la vente par catalogue en 2011. L Brands a annoncé l'arrêt du catalogue en mai car la production d'environ 300 millions de copies coûtait 150 millions de $ (près de 140 millions €).

Début 2015, l'entreprise a commencé à réduire le nombre de catalogues envoyés annuellement, avant de mettre un terme définitif à cette branche. Les chiffres précis n'ont pas été révélés mais l'entreprise a expliqué n'avoir constaté quasiment aucun impact sur les ventes. Stuart Burgdoerfer, responsable des finances de L Brands, a expliqué lors d'une conférence sur les résultats de l'entreprise : « utiliseriez-vous un catalogue format papier envoyé par la poste comme l'une ou plutôt L'activité marketing clé d'une marque mondiale ? Nous nous sommes penchés sur la question, tout en basant notre réflexion sur des tests numériques et une évaluation financière, et nous sommes très confiants vis-à-vis des changements effectués ».

Profitons d'une petite rétrospective sur l'évolution de la publication au fil des ans afin de dire adieu à ce catalogue culte (tout en stockant nos vieux numéros destinés à faire des merveilles sur eBay d'ici quelques années).

Les années 70

Il est essentiel de comprendre l'histoire de l'entreprise afin de bien saisir l'histoire du catalogue Victoria’s Secret. La marque Victoria’s Secret, nommée ainsi en référence à l'époque victorienne et au souhait de garder les sous-vêtements secrets, a été créée par un homme (mais vous l'aviez probablement déjà deviné). Roy Raymond s'est rendu dans une boutique de lingerie pour acheter un cadeau à sa femme et aurait apparemment eu l'impression d'être pris pour un « pervers ». Il s'est inspiré de ce mauvais traitement et des horribles nuisettes à fleurs de la boutique pour ouvrir sa propre boutique de lingerie, où hommes et femmes seraient les bienvenus. Malheureusement, R. Raymond a été en mesure de gérer la première partie mais un peu moins la seconde.

Catalogue 1979 de Victoria’s Secret

Catalogue 1979 de Victoria’s Secret

Photo : Victoria’s Secret/ Retrospace

Leslie Wexner, expert en vente et créateur de The Limited, s'est rendu dans une boutique Victoria’s Secret et s'est vite aperçu que la boutique répondait un peu trop aux besoins des hommes. La boutique était tellement orientée vers les hommes (avec des photographies très sensuelles et des produits populaires) qu'elle aliénait les femmes. L. Wexner était tout de même intéressé par le potentiel de la marque et a donc acheté Victoria’s Secret pour près d'1 million d'euros en 1982. Il a orchestré un changement d'image de la marque afin de rendre l'entreprise plus attrayante aux yeux de la classe moyenne américaine (un marché qu'il comprenait bien, ayant fondé The Limited) et est ainsi parvenu à transformer Victoria’s Secret en marque connue dans le monde entier. Il continue encore aujourd’hui, âgé de 87 ans, de tenir le poste de président et PDG de L Brands.

Catalogue 1979 de Victoria’s Secret

Photo : Victoria’s Secret/Retrospace

Mais, revenons un peu en arrière. D'après R. Raymond, la création du catalogue cherchait initialement à satisfaire les hommes qui souhaitaient offrir des cadeaux à leur femme mais qui se sentaient mal à l’aise en rentrant dans les boutiques. Au fil des ans, le catalogue a en effet accumulé une base masculine de fans importante, même si on peut se demander si les catalogues étaient vraiment utilisés pour faire du shopping ou, euh… autre chose.

Les séances photos ressemblaient initialement à des photos glamour de boudoir digne d'attractions touristiques dans les malls américains, ce qui n'est pas surprenant quand on sait que le principal rival de l'entreprise était Frederick’s of Hollywood, bien plus crasseux. On pouvait ainsi admirer pas mal de femmes allongées et vêtues de soie, regardant l'objectif de façon très séduisante. Les mannequins posaient devant de beaux décors, souvent accessoirisés de manière à ressembler à un plateau de tournage. Le plateau d'un film très, très mauvais. Les sous-vêtements étaient riches en soie et en dentelle. Les tissus transparents étaient abondants et on observait pas mal de mamelons vu que les retouches étaient encore rarement utilisées. Au cours des décennies suivantes, l'apparition des mamelons a été drastiquement réduite, contrairement à la surface de peau dévoilée.

Les années 1980

Le catalogue a évolué dans les années 80, ressemblant davantage à la couverture d'un mauvais roman d'amour. Pensez à 50 nuances de Grey mais en version 1988, riches en poses lascives de femmes en extase absolue, incluant le mannequin homme légendaire Bruce Hulse, ainsi que pas mal de jarretelles. Cette transition a eu lieu au moment où L. Wexner a pris les rênes de l'entreprise. Il a apparemment décidé d'ajouter quelques hommes torse nu afin de plaire aux femmes. C'est une solution pour que davantage de femmes se mettent à lire le catalogue mais ça n'est pas forcément la meilleure manière de vendre des soutien-gorges par correspondance.

Photo : Victoria’s Secret

La marque a également tenté de miser sur l'élégance en recréant un « mode de vie anglais romantique et aristocratique », d'après Marketing Aesthetics, ce qui n'était pas forcément recommandé à l'époque. « Victoria’s Secret est une entreprise foncièrement américaine, basée dans l'Ohio, mais a opté pour un thème anglais classique pur afin de convaincre les femmes qu'il est élégant et non vulgaire de se faire plaisir en achetant des sous-vêtements chics ».

Ils sont même allés jusqu'à rédiger le catalogue d'après « un style de prose à l'anglaise » et utilisaient l'orthographe britannique de certains mots (colour au lieu de color, catalogue au lieu de catalog…). Peu importe si les auteurs vivaient au beau milieu des Etats-Unis…

Les années 90

L'époque des top models a donné un coup de pouce à Victoria’s Secret car la marque est parvenue à convaincre certains mannequins (et filles en couverture de Vogue) d'apparaitre dans leurs catalogues : Stephanie Seymour, Tyra Banks, Elle Macpherson, Helena Christensen…

Photo : Victoria’s Secret

Les excès des années 80 avec plein d'hommes nus ont laissé place… aux excès des années 90 avec plein de femmes nues. H. Christensen et son incroyable décolleté ont fait quelques apparitions régulières, généralement dans des sous-vêtements style métallique ou aux motifs sauvages très aguicheurs, des styles typiques de l'époque. Mais ne dites pas que c'est sexy.

L'auteure Mimi Swartz a confié dans un numéro de Mademoiselle en 1990 : « on entend régulièrement le mot belle lorsque les femmes parlent de Victoria’s Secret […] Les femmes veulent être très sexy mais ne souhaitent pas se sentir rabaissées par ce terme. Protéger ce secret, c'est ça le secret de Victoria’s Secret ».

Une autre auteure a émis l'hypothèse que la marque Victoria’s Secret n'avait pas seulement permis aux femmes d'être plus à l'aise avec le terme sexy, elle aurait également contribué à mieux apprivoiser les films pornographiques. Jane Juffer écrit ainsi dans At Home with Pornography: Women, Sex, and Everyday Life :

Le catalogue VS plait aux femmes indépendantes et mobiles et met en scène des lieux (le travail, les lieux de loisirs et d'exercices et plusieurs pièces de la maison) et montre une relation entre le monde érotique et le monde de tous les jours qui suggère une sorte de domestication plus fluide. Une nouvelle campagne de publicité pour une collection de culottes et de soutien-gorges transparents appelée « Angels » au printemps 1997 rappelle immédiatement la dualité privé/public et fille sage/coquine. « Les gentilles anges vont au paradis », pouvait-on lire sur la pochette du catalogue, « Les anges Victoria’s Secret vont où elles veulent ».

Photo : Victoria’s Secret

Cependant, on ne peut pas porter de la lingerie partout et la marque VS s'est donc attaquée au monde des vêtements dans les années 90. La majorité des vêtements ont été vendus dans un catalogue dérivé appelé Victoria’s Secret Country, qui était plus proche de L.L.Bean que de Frederick’s of Hollywood. Karen Mulder portait une veste parfaite pour la grange, Laetitia Casta une camisole rouge style bandana et Elle Macpherson avait enfilé des skis. La vie domestique à l'état pur.

Les années 2000

Le magazine est passé du style Dynastie au style « fille d'à côté ». Heidi Klum a ainsi porté un pyjama en flanelle avec des cœurs tons pastel sur une des couvertures et Daniela Pestova avait enfilé un sweater qui lui descendait jusqu'aux genoux. On doit cela à Sharen Jester Turney, ancien cadre à Neiman Marcus Direct, à qui la marque avait fait appel en 2000 pour stimuler le nombre de commandes. Comme l'a indiqué Forbes :

Elle souhaite stimuler l'intérêt des clients haut de gamme qui sont désormais plus à l'aise en achetant de la lingerie La Perla ou Wolford. Cela inclut de limiter les regards trop aguicheurs du catalogue de Victoria’s Secret. Un jean moulant et des talons aiguilles ? Pas pendant que Turney est aux commandes. Dans les prochains mois, le catalogue de 22 ans, produit de substitution de Playboy dans certains dortoirs de lycée, ressemblera davantage à un numéro de Vogue.

Photo : Alexander Tamargo/Getty


Les tentatives de S. Turney n'ont apparemment pas rencontré le succès escompté. Quelques années plus tard, le New Yorker a publié une terrible critique du catalogue (vraiment), l'auteur Drew Dernavich moquant la nudité déconcertante des mannequins :

Victoria a bien un secret, mais il n'est pas si dissimulé que ça. On le découvre dès la première page : Victoria a vraiment très froid car c'est l'hiver et elle n'a pas les moyens de s'acheter de vêtements. Je comprends pourquoi ce catalogue est si populaire. Il fait appel à la bonté de tous les américains au grand cœur. Qui ne souhaite pas aider les pauvres à cette période de l'année, surtout quand elles pourraient avoir des carrières de mannequin lucratives devant elles ?

Les années 2010

Victoria’s Secret/E! Online

Les mannequins du catalogue Victoria’s Secret n'ont jamais été aussi dévêtues, ni retouchées qu'au cours de la dernière décennie. La marque a d'ailleurs reçu pas mal de critiques en 2012 à cause de leur utilisation peu rigoureuse de Photoshop.

« Il est clair que cette image a été retouchée avec Photoshop par un employé maladroit de l'entreprise de lingerie, à moins que Candice [Swanepoel] ne modifie chacune de ses photos pour dissimuler le fait qu'un de ses seins fasse la taille d'un melon », a écrit Gizmodo. La même année, Jezebel a mis la main sur plusieurs avant/après révélant que (surprise !) les décolletés étaient souvent « augmentés ». Qui l'aurait cru ???

Mais, les critiques à l'encontre de la marque ne faisaient que commencer. Kate Upton a critiqué la marque peu de temps après que VS ait utilisé de vieilles photos d'elle et qu'elle l'ait fameusement critiquée elle l'accusant « d'être comme une femme de footballeur et d'avoir les cheveux trop blonds et le type de visage qu'il est possible d'acheter quand on a suffisamment d'argent ».

En fait, ils ont peut être arrêté la parution du catalogue pour donner une augmentation vraiment nécessaire à leur service communication.

Casey Lewis