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Pourquoi les femmes n’ont-elles pas de nez en BD ?

En BD, les personnages féminins se voient très souvent attribuer deux narines à la place d'un réel nez. Un cliché de plus en plus dénoncé par les dessinatrices, qui y voient un témoignage de la domination masculine.

Que serait Blueberry sans son fameux nez cassé ? Ou Achille Talon, Obélix et Haddock sans leur tarin? Si les héros du 9e Art arborent de splendides nez leur offrant des visages atypiques toujours charismatiques, les héroïnes de papier s’en voient très largement dépourvues, apparaissant ainsi interchangeables. S'il existe des exceptions (Cléopâtre dans Astérix, Seccotine dans Spirou), ce stéréotype est présent aussi bien en France (XIII, Largo Winch) qu'au Japon (Berserk, Gunnm) et aux Etats-Unis (X-Men, Spider-Man) - et à toutes les époques.

Il existe traditionnellement deux types de nez en bande dessinée: le gros nez, allongé, crochu ou en patate, réservé au registre humoristique (Bonemine dans Astérix) et le nez retroussé, presque enfantin, sans arête, qui se traduit graphiquement par deux petites narines et se trouve exclusivement dans les histoires réalistes ou semi-réalistes (Laureline dans Valérian). "Si vous regardez l’histoire de l’Art, là où la taille des seins ou des hanches a pu varier au fur et à mesure des siècles, on n’a jamais eu de canon de beauté féminine avec des gros nez", remarque la dessinatrice Alexe.

"C'est insultant ces femmes sans nez"

Dès les débuts du cinéma, des actrices comme Louise Brooks ont vu leur nez disparaître à l'image sous les feux des projecteurs et Blanche-Neige et les Sept Nains de Walt Disney a "fait un tort considérable au nez persan", écrit Mona Chollet dans son essai Beauté fatale, citant un chirurgien iranien. "C’est le stéréotype de ce que doit être la beauté: de grands yeux plutôt clairs, de toutes petites narines et une bouche pulpeuse. C’est redoutable la manière dont on est imprégné, endoctriné et ce de façon très inconsciente", se désole Catel, autrice d’une biographie de Kiki de Montparnasse, figure du Paris des années folles connue pour son nez en "quart de brie".

"Ça correspond au standard des actrices qui font de la chirurgie esthétique", renchérit Alexe. "On retravaille le nez, parce qu’un des critères de beauté chez la femme est d’avoir un petit nez discret." Cet effacement des traits des femmes perpétue le cliché selon lequel un personnage féminin se doit d'être jeune et jolie. "Ce n’est pas uniquement lié à la bande dessinée, mais à notre monde", insiste Cosey, Grand Prix du festival d’Angoulême en 2017. "Ça concerne l’image culturelle des femmes."

"Je pense que c’est une néoténie", rétorque Marion Montaigne. "Il y a des chiens qui, contrairement aux loups, ont des traits juvéniles pour plaire aux humains. Ça s’appelle la néoténie domestication. Comme il faut que la femme soit mignonne, elle n’a donc que des traits juvéniles. Le canon de beauté est une femme qui ressemble le plus possible à un pré-ado car à cette époque on a toutes un petit nez."

"Les dessinateurs ne privilégient pas la réalité des femmes, mais leurs propres fantasmes", poursuit la spécialiste des BD de vulgarisation scientifique, dont le personnage phare du Professeur Moustache est volontairement asexué. "La femme dessinée par les mecs, c’est souvent le male gaze. Ils se font plaisir. Ils dessinent des femmes comme ils dessinent des voitures." "Les hommes n’osent pas dessiner les femmes telles qu’elles sont vraiment", s’insurge Florence Cestac, Grand Prix d'Angoulême en 2000. "C'est insultant ces femmes sans nez à la taille de guêpe avec leurs gros seins!"

"Dessiner un nez est un travail vachement délicat"

Malgré cette indignation commune, ce stéréotype sexiste reste dans le milieu "un non-sujet", révèle Catel, qui l’a pourtant remarqué dès l’enfance en recopiant ses auteurs préférés. Les artistes se remettent aussi rarement en question. Pour beaucoup, donner du caractère à un visage féminin sans user de stéréotypes est tout bonnement impossible.

Le problème ne serait donc pas culturel, mais graphique, avance de son côté Philippe Francq (Largo Winch): "Avec le trait noir, il faut être très, très parcimonieux. Si je mets des rides en dessous des yeux de certains personnages masculins, ça passe, mais si vous faites ça à une jeune femme elle va paraître tout d’un coup très fatiguée. Si je travaillais en couleur directe, je pourrais avoir une manière beaucoup plus réaliste de dessiner les femmes."

"On s’aperçoit assez vite que si on dessine un nez avec toute sa complexité que ça va rapidement faire une nana moche ou vieille. Ce n’est pas grave, mais ça dépend de qui on parle ou du type de personnage", nuance Virginie Augustin. Sa dernière BD retrace ainsi l’histoire de Joe La Pirate, aventurière, navigatrice de compétition et amante de Marlène Dietriech qu’elle affuble d’un nez imposant.

Dessiner un nez est un travail vachement délicat qui demande des qualités de dessin qui se travaillent vraiment, parce que parfois, à un ou deux traits près qui vont trop forcer sur le nez, le personnage sera moche au lieu d’être élégant", ajoute Margaux Motin.

Une pointe d’ego

Les traits donnés aux héroïnes de BD témoigneraient donc de la peur des dessinateurs de représenter des femmes ne correspondant pas à un certain canon de beauté? Florence Cestac y voit surtout une pointe d’ego: "Ils ont peur qu’on leur dise que leurs femmes ne sont pas belles et pas assez parfaites et que l'on remette en cause leur talent!". Cyril Pedrosa (Portugal, L'Âge d'or), dont les héroïnes possèdent toutes des nez, se fait l’avocat du diable: "Il y a des femmes qui ont de grands nez et qui sont très belles, mais en dessin c’est très difficile de ne pas perdre cette beauté-là et de ne pas en faire une espèce de sorcière ou autre chose. Choper la grâce en dessin, ce n’est pas facile."

La remise en cause est d’autant plus difficile que chaque bédéiste commence par recopier ses prédécesseurs avant de développer son propre style et que les écoles d’Art n’apprennent pas à dessiner un visage. En l’absence de personnages féminins charismatiques dotés de nez réalistes, la situation ne peut pas évoluer, note justement Elizabeth Holleville (Immonde!, prévu en janvier chez Glénat): "On ingurgite tellement de codes graphiques sans même y réfléchir qu’on ne se rend pas toujours compte de comment on dessine."

Et il est tellement difficile pour un artiste de trouver son style qu'il va plus souvent préférer rester sur ses acquis. "Quand je lisais des BD, je me demandais même si certains dessinateurs savaient dessiner des filles", se souvient Virginie Augustin. "Ils avaient trouvé un modèle qu'ils semblaient replacer partout. Il n’y avait que Uderzo qui pour moi arrivait à faire des personnages féminins qui étaient rigolos. À part Falbala qui avait une taille de guêpe, toutes ses autres femmes sont très typées et j’adorais ça."

Le débat ne porte pas que sur des questions esthétiques. L’enjeu est bel et bien le pouvoir octroyé aux femmes dans l’espace public. "Quand ce sont des femmes qui font des vrais trucs, on les pense comme un vrai personnage donc elle a un nez, et quand le but est qu’elle soit juste canon, elle n’a pas de nez", résume Pénélope Bagieu (Culottées). "C’est vrai qu’un nez donne une personnalité: si on dessine une femme avec un nez fort et busqué on lui donne une personnalité plus forte que lorsqu’on dessine une nana avec un nez en trompette", indique Margaux Motin. "Ça n’évoque pas les mêmes choses."

"Le nez est une extension du phallus"

Pour beaucoup de dessinatrices, il est difficile d’échapper à la connotation sexuelle des deux narines. "Il y a une objectification du corps de la femme qui transparaît à travers ces codes graphiques. La réduire à sa bouche plutôt qu’à son nez, ce n’est pas anodin", glisse Elizabeth Holleville, qui ne dessine jamais les nez dans ses albums, pour en renforcer la dimension fantastique.

"Le nez est une extension du phallus. Forcément, il est présent sur les personnages masculins et ça fait un peu peur de les mettre sur des femmes", explicite Elizabeth Colomba, co-autrice de Queenie, la marraine de Harlem, biographie dessinée de Stéphanie St Clair, une gangster martiniquaise du Harlem des années 1930. "Le nez est une partie du corps proéminente, qui grandit toujours, dans laquelle il y a des orifices dont il va pouvoir couler une matière", analyse encore Florence Dupré La Tour.

Pour Catel, cette absence de nez est un "masque de mort" réduisant les personnages féminins à l’état de poupée inanimée: "Quand on dessine un squelette, on lui fait deux trous au niveau du nez", rappelle-t-elle. "Il y a aussi cette impression de ne pas pouvoir respirer quand on voit ces personnages", acquiesce Catherine Meurisse, qui pour cette raison préférait s’identifier aux héros qu’aux héroïnes.

Même son de cloche chez Pénélope Bagieu: "J’avais How to Draw Comics the Marvel Way quand j’étais petite. Je me souviens de la page qui montrait comment dessiner les nez des femmes. Il fallait éviter de les faire trop grands ou trop larges. Il fallait juste faire de quoi respirer." La question de la respiration est centrale, insiste Elizabeth Colomba, dont l’héroïne Queenie possède un nez très marqué: "Il me semblait évident qu’elle ait un nez pour des besoins de respiration. Si le personnage ne respire pas, il ne vit pas et il ne peut pas prendre sa place dans la société."

Dessiner une femme sans nez signifie leur retirer le pouvoir. "Tout ce qui prend de la place est une forme de pouvoir", précise Florence Dupré La Tour. "On demande aux femmes d’être très maigre, de ne pas prendre de place dans le métro, de ne pas avoir de bureau dans l’espace domestique. Et on retrouve effectivement cette question de place dans le visage: avec un gros tarin, ça prend de la place. Les femmes avec des nez prononcés, des nez avec du caractère, font en général peur."

Dans sa BD Pucelle, le nez indique la place occupée par les personnages dans la société. "Les enfants n'ont pas de nez car ils ne sont pas sexués. La représentation de mon père n’a pas de nez non plus, parce qu’il est effacé et qu’il ne sent rien. Ma mère en revanche a une espèce de bec de canard. Elle a une vraie proéminence, parce qu’elle a beaucoup de pouvoir dans la famille."

"Les femmes savent se dessiner"

Les dessinatrices ont rapidement compris cette importance politique du nez. Même les moins engagées comme Margaux Motin: "Je me suis rendu compte au début de ma carrière quand je cherchais mon style que quand je dessinais des femmes si je dessinais juste des narines, il n’y avait plus de personnalité dans mon personnage, et que n’importe qui d’autre pouvait l’avoir dessiné. On était plus dans du dessin de stylisme de mode, ce n’est pas ce que je cherchais, mes personnages avaient besoin d’avoir une personnalité."

Catel se souvient avoir imposé à ses débuts en 2003 que sa première héroïne Lucie ait un véritable nez. "On avait eu cette discussion avec Véronique Grisseaux, la scénariste. Je ne voulais pas d’un nez patate ou des 'deux trous' et on s'était décidées pour un nez intermédiaire." Une rédactrice en chef du Journal de Mickey avait demandé à Florence Cestac de réduire la taille de ses nez dans La Famille Déblok. "Je lui avais répondu, 'vous pouvez tout me demander, sauf ça'. Elle a fini par céder."

Catherine Meurisse, dont les héroïnes ont un nez inspiré du sien ("J’ai un nez un peu fort, qui se courbe un peu quand je rigole"), se souvient d'avoir refusé des travaux de commande pour lesquels il fallait faire des petits nez: "Quand j’étais étudiante ou débutante dans le métier on me disait souvent que je ne pourrais pas dessiner dans des magazines féminins, que mon dessin n’était pas assez doux. Les femmes que je dessinais étaient trop expressives, en colère. Elles ne rentraient pas dans les moules. Et de fait je n’ai jamais travaillé dans des magazines féminins."

La beauté en réalité importe peu, car "ce qui compte, en dessin, c’est la justesse des expressions", souligne l'ex-dessinatrice de Charlie Hebdo. "Quand je commence un dessin, je commence toujours par dessiner les yeux et le nez. Le nez en dit autant que le regard ou la bouche. On a besoin de tout pour créer une expression." Dans le sillon des héroïnes de Claire Bretécher (Cellulite, Agrippine), les dessinatrices sont souvent plus audacieuses dans leur représentation des femmes. "Les femmes ont tendance à dessiner de vraies femmes, avec des proéminences, des embonpoints", renchérit Florence Dupré La Tour. "Les femmes savent se dessiner, elles connaissent leur corps."

Pas un conflit de génération

Il ne s’agit pas simplement d’un conflit de génération, entre des Anciens sexistes et des Modernes progressistes. Plusieurs dessinateurs de l’âge d’or - comme Jacques Tardi avec Adèle-Blanc Sec - ont dessiné des personnages féminins dont les caractéristiques physiques ne répondent pas aux clichés du genre. Et de jeunes auteurs - comme Ugo Bienvenu - reproduisent dans leurs albums un siècle de stéréotypes. Une partie de la nouvelle garde - notamment Mathieu Bablet (Carbone et Silicium), Timothé Le Boucher (Ces jours qui disparaissent) et Jérémy Moreau (La Saga de Grimr) - l’a bien compris et se montre plus attentive à ce problème.

Mathieu Bablet est devenu le spécialiste des personnages au nez écrasé. Une stylisation qu’il a développée pour "se différencier coûte que coûte" et "ne pas faire des gens forcément beaux": "J'ai essayé de proposer quelque chose de différent avec les corps de mes personnages, leurs visages et leurs nez, parce que j’ai pensé que ce serait plus impactant. Le nez va donner une allure, une gestuelle, une énergie au personnage", explique le dessinateur de 34 ans dont la prochaine héroïne, Jenny, aura un nez plus arrondi que ses précédents personnages.

"Il faut arrêter de représenter les mêmes personnes qui vivent toujours les mêmes aventures et qui ont toujours le même physique et les mêmes formes. Ça va même au-delà du physique: il faut aussi représenter différentes cultures, différentes sexualités...", martèle Mathieu Bablet. "En BD, on a toujours eu tendance à s’accrocher à ce qui se faisait avant", conclut Virginie Augustin, qui travaille actuellement sur une relecture du classique Valérian et Laureline prévue pour 2022. "Ce qui est intéressant, c’est qu’on est enfin en train de s’en détacher pour trouver nos propres codes."

Article original publié sur BFMTV.com

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