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Trouble bipolaire et vie professionnelle : « J’ai peur qu’on l’utilise contre moi »

Cinq personnes atteintes d’un trouble bipolaire racontent leur rapport au travail
Cinq personnes atteintes d’un trouble bipolaire racontent leur rapport au travail

SANTÉ MENTALE - « J’ai fait toute ma carrière en camouflant mon trouble’. » Comme Virginie, ancienne assistante personnelle de 45 ans, ils sont nombreux à devoir cacher leur bipolarité au travail. Car si le sujet est de plus en plus abordé dans la pop culture, dans la vie professionnelle, la santé mentale reste un tabou.

Comment gérer cette omerta, quand on est atteint d’un trouble connu, mais peu compris ? Faut-il l’annoncer au travail, au risque de faire face à des préjugés ? Cinq personnes atteintes de troubles bipolaires ont accepté de témoigner auprès du HuffPost de la manière dont elles gèrent leur vie professionnelle.

La vie professionnelle avant le diagnostic

En France, il faut en moyenne huit à dix ans pour obtenir un diagnostic de trouble bipolaire, et donc un suivi médical adapté. Avant d’y accéder, la plupart des personnes interrogées racontent avoir eu un parcours professionnel singulier.

C’est le cas de Margaux, qui travaille depuis sa majorité. À 24 ans, après un épisode dépressif très lourd, un psychiatre pose des mots sur ce qu’elle appelait jusqu’ici des « changements d’humeur ». Le diagnostic ne l’étonne pas, puisqu’elle ressentait déjà un écart entre sa vie, notamment professionnelle, et celle de son entourage : « J’avais tout le temps envie de bouger, je changeais souvent d’emploi, de ville. Avec le recul, j’ai compris que c’était lié à des épisodes maniaques ou dépressifs. »

Un constat partagé par Julien qui ressentait lui aussi ce besoin régulier de changement : « Quand j’étais salarié, j’avais beaucoup de mal à garder un emploi. J’avais toujours envie de commencer des projets nouveaux, je me lassais rapidement », décrit le trentenaire qui crée aujourd’hui son autoentreprise.

« Je n’avais pas de mot pour expliquer ce qui se passait »

Pour certains, le quotidien au travail avant leur diagnostic pouvait être épuisant à gérer. Lou, équipière en restauration rapide, détaille : « Ça a été une période très difficile. Quand j’avais des phases dépressives, je pouvais appeler mon employeur en disant Je ne vais pas bien, je ne viens pas’ sans avoir plus d’explications. L’après-midi, les choses pouvaient s’améliorer d’un coup, mais je ne pouvais pas revenir sans que ce soit compliqué à comprendre. » Dans ses relations avec les autres, la vingtenaire raconte aussi avoir eu des difficultés : « Je n’avais pas de mot pour expliquer ce qui se passait et j’avais tendance à m’engueuler avec mes collègues, qui ne me comprenaient pas. Je pense qu’ils ont gardé un mauvais souvenir de moi. »

Pour Virginie, à l’inverse, les symptômes du trouble bipolaire pouvaient parfois être une force professionnelle. « En période d’hypomanie [une forme atténuée de manie, NLDR], je me sentais capable de soulever des montagnes. J’abattais une charge de travail hyper élevée, j’étais très créative, se souvient-elle. Pendant les périodes de creux, je faisais comme tout le monde : je tenais le coup, et on se disait que j’étais fatiguée. Finalement, ça arrangeait bien mon employeur et moi. »

Parler ou non de son trouble bipolaire au travail

Après l’identification du trouble bipolaire, vient souvent la question de l’annonce. Sur son lieu de travail, est-il possible d’en parler librement ? Avant d’être diagnostiqué bipolaire, Renaud Maigne, président de l’association Bipolarité France, témoigne avoir tenté de parler de sa santé mentale à son employeur, sans succès : « C’était une de mes premières expériences. J’ai essayé de dire à mon employeur que je souffrais de dépression, et j’ai été licencié pour ça. Pas de manière officielle bien sûr, c’est illégal, mais j’ai très vite fait le lien entre mon annonce, le changement de comportement de ma hiérarchie, et mon licenciement. C’est une anecdote, mais c’est très évocateur de l’angoisse pour un employeur de recruter quelqu’un atteint de maladie mentale. »

Un scénario que craint Margaux, et qui l’amène à taire son trouble bipolaire : « Je me méfie beaucoup des idées reçues sur la bipolarité : j’ai peur de ce que les gens peuvent penser, et de la manière dont ça pourrait être utilisé contre moi.  »

« Le mot s’est répandu, et autour de moi, les choses ont changé »

Lou, quant à elle, a choisi d’en parler, mais pas dans n’importe quelles conditions. « J’en ai parlé à mon employeur à la fin de ma période d’essai parce que je savais qu’en CDI, j’étais plus protégée par la loi. Le mot s’est répandu, et autour de moi, les choses ont changé. J’ai des collègues qui disent que je suis folle, ou qui ont peur de moi parce qu’ils ont des préjugés sur les personnes bipolaires. Ils s’imaginent que je peux être dangereuse, ce qui est très loin de la réalité. Au pire, je suis dangereuse pour moi-même. » Ce n’est heureusement pas le cas de tous ses collaborateurs : « Il y en a d’autres avec qui ça a changé en bien parce qu’ils me comprennent mieux. Ils me posent des questions, n’émettent pas de jugement, et c’est agréable de pouvoir leur expliquer. C’est un soulagement de pouvoir en parler. »

Après sa mauvaise expérience, Renaud Maigne raconte avoir su rebondir en restant transparent sur son trouble psychique, cette fois-ci pour le meilleur. « J’ai d’abord demandé à la médecine du travail s’il était pertinent ou non de parler de mon trouble bipolaire avec mon employeur. On m’a dit que je n’avais aucune obligation, mais j’ai décidé de tenter, parce que ne pas avoir à le cacher, c’est aussi me mettre en position de confort. Mon employeur a été très réceptif et m’a dit qu’il n’y avait aucun problème. Ils ont apprécié mon honnêteté, et leur réaction a été très positive. »

« Il faut faire de la place à l’imperfection au travail »

Interrogée sur ce qu’il manque pour créer un monde du travail plus inclusif, Margaux souligne le manque de pédagogie autour de la santé mentale : « Il faut essayer d’en parler le plus possible pour casser les mythes et les clichés qui poussent au malaise, à la honte. Parce que c’est à cause de ça que les personnes concernées n’osent pas le dire, et le cacher amène à des conditions de travail inadaptées. » Dans ses recherches d’emploi, elle cible aujourd’hui des entreprises et des postes qui lui permettront de bien vivre avec sa bipolarité : « Des boîtes avec du télétravail, des bureaux fermés pour éviter les environnements agités… Je fais très attention à l’environnement. Quand je sais que mentalement, ça ne va pas marcher, je n’y vais pas, même si c’est une super opportunité ».

Julien a pour sa part choisi l’autoentreprise comme solution d’équilibre : « C’est ce qui me permet le mieux de conjuguer mon autoentreprise et mon trouble. Je fais mes horaires, je peux lier mes envies d’activités variées et différentes… Par contre, le stress que génère cette situation n’est pas facile. » Il a aussi co-fondé le podcast Parole de bipolaire, qui traite notamment de la bipolarité et de vie professionnelle. « On est dans une société où c’est encore tabou, mais ça évolue », indique le trentenaire.

Mais au-delà du trouble bipolaire, pour Margaux, c’est l’intégralité du monde du travail qu’il faut repenser pour faire de la place à la santé mentale : « On parle de bipolarité, d’anxiété ou de burn-out mais avant ça, il faut admettre qu’on va tous connaître des coups durs dans nos vies. Un divorce, une maladie… Ça arrive à tout le monde. Et dans le monde du travail, on a encore du mal à l’accepter, comme s’il fallait que le professionnel soit toujours parfait. Il faut faire de la place à l’imperfection au travail. »

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