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Violences sexuelles en cuisine : des femmes veulent en finir avec l'omerta

Après des années de silence, des femmes lèvent le voile sur le sexisme et les agressions sexuelles dont elles ont été victimes en cuisine. "Un problème systémique", selon la créatrice de "Je dis non chef !".

"La gastronomie, c'est l'image de la France, son patrimoine. Mais l'envers du décor n'est pas beau à voir". Depuis quelques temps, des cas de sexisme, d’agressions sexuelles et de viol dans le milieu de la restauration éclosent dans la presse. D'autres atteignent directement les bureaux de la justice. C'est le cas de l'agression dont Florence Chatelet Sanchez dit avoir été victime en 2015. La femme de 41 ans a déposé plainte vendredi 27 novembre contre le célèbre chef Guy Martin, à la tête du Grand Véfour, restaurant parisien doublement étoilé, indique-t-elle a BFMTV.com.

Cette ancienne étudiante à Sciences Po a longuement hésité à rendre son histoire publique. "J'ai pris le temps de laisser mûrir cette idée", nous glisse-t-elle, soucieuse que son affaire ne soit pas assimilée aux accusations de calomnies qui ont germé à la fin du mois de septembre après la mort du chef japonais installé en France, Taku Sekine.

"Il me plaque contre un mur, tente de me déshabiller"

Deux mois plus tard, elle accepte finalement de livrer le récit d'un traumatisme qu'elle traîne depuis cinq années. Florence Chatelet Sanchez a découvert le monde culinaire en 2011 avec son entreprise By Dehesa, spécialisée dans la mise en valeur de produits agricoles qu’elle distribue aux grandes tables. Son projet s’est fait connaître doucement, par le bouche-à-oreille. Elle a collaboré avec le Cristal Room Baccarat, le 68 Guerlain... Des restaurants gérés par des chefs qu’elle a minutieusement triés sur le volet.

"Il y a toujours eu des rumeurs sur des chefs avec lesquels il ne vaut mieux pas bosser pour éviter tout risque. Eux, je choisissais délibérément de ne pas travailler avec", nous détaille-t-elle.

En 2015, By Dehesa signe un contrat avec Guy Martin. "On s’est rencontrés dans son resto pour renégocier les tarifs. J'arrive en cuisine, un endroit très bruyant, il m'invite donc à l'étage, dans une pièce plus calme. Deux chaises y sont installées, on prend place, on discute de manière tout à fait normale", se souvient Florence Chatelet Sanchez.

"Puis, je m'apprête à partir, et à ce moment-là, Guy Martin me plaque contre un mur, m'embrasse et tente de me déshabiller. Je me défends, lui lance un coup de pied entre les deux jambes", continue-t-elle.

Choquée par le "naturel avec lequel le chef [l]’a agressée", Florence Chatelet Sanchez parvient toutefois à s’enfuir. "En redescendant, j’ai été frappée par le regard du personnel qui dressait les tables. J'ai vu dans leurs yeux qu'ils comprenaient ce qui venait de se passer et que ce n'était pas inhabituel. Ils avaient l'air blasé", déplore-t-elle.

Des accusations contestées par Guy Martin

Ces accusations, le chef Guy Martin les "conteste formellement", nous indique son service de presse. "Ce sont des allégations dépourvues de tout fondement", se défend-il. À l’époque, Florence Chatelet Sanchez rapporte cette agression à ses proches mais n’en réfère pas aux autorités. "J'avais réussi à dire non, je ne me sentais pas vraiment victime", explique-t-elle. L'impression de ne pas être légitime en tant que victime, cumulée à la chape de plomb sur les violences sexuelles en cuisine, la pousse à garder le secret.

"Tout le monde sait ce qui se passe, mais personne ne dit rien", reconnaît-elle. "On ne dénonce pas ces faits quand on est encore dans le milieu, il y a une véritable omerta. Seuls ceux qui en sont sortis, dégoûtés, acceptent de crever l'abcès", abonde Camille Aumont Carnel qui a travaillé quatre ans dans des restaurants étoilés avant de raccrocher, épuisée par l'atmosphère

Les hommes "ont l'avantage et ils en profitent"

Depuis le mois de juillet 2019, elle tente de briser l’omerta en rapportant sur sa page Instagram "Je dis non chef!

"On se rend compte que le problème des violences sexuelles dans les cuisines est systémique, comme dans le cinéma. C'est un milieu dominé par les hommes blancs de 50 ans, ils ont l'avantage, ils le savent et en profitent", nous explique-t-elle.

Selon une étude conduite en 2017 par Parabere Forum, plateforme indépendante qui donne la parole aux femmes dans l’univers de la gastronomie, le monde culinaire reste un milieu largement masculin: si 80% des femmes cuisinent à la maison, elles ne sont que 35% à occuper des postes de cheffes et sous-cheffes. Dans ce cadre, les remarques déplacées, souvent prononcées par des chefs cuisiniers, s’enchaînent sur la page de Camille Aumont Carnel :

"T’as mis du rouge à lèvres, t’es sûre que tu ne vas pas bosser sur le trottoir ?", "une femme en réalité c’est fait pour procréer et gérer un foyer", "les filles ça n’a rien à faire en cuisine, dès qu’il y en a, ça fout la merde".

Des mots qui ont marqué la cheffe - aujourd’hui à son compte - Alix Lacloche. Cette Parisienne a fait ses premiers pas dans la gastronomie française par un stage dans un restaurant 3 étoiles. "C’est un milieu très difficile, où l’on ressent une pression constante: l’exigence, la rigueur, les heures de préparation, les critiques culinaires qui te déglinguent", et le sexisme, raconte-t-elle à BFMTV.com.

"Un jour, en plein service, un homme en cuisine me lance: 'T’es plus vaginale ou clitoridienne?' Comme j’ai un gros caractère, j’ai su lui répondre et le renvoyer dans ses goals. Mais j’avais 18 ans, ça m’a marquée", confie-t-elle. Et d’ajouter: "La restauration est un très beau métier mais ça peut vite devenir une spirale infernale, il faut savoir où l'on met les pieds."

C'est dans cette même ambiance nauséabonde que le chef d'un restaurant de Neuilly-sur-Seine, dans les Hauts-de-Seine, a été mis en examen pour viols et agressions sexuelles en 2019, selon les informations de BFMTV.com recueillies auprès du parquet de Nanterre. "Il s’agit de faits commis en abusant de l'autorité que lui confère sa fonction (chef cuisinier), notamment sur deux victimes, entre novembre 2014 et août 2015 pour l’une, puis entre novembre 2018 et février 2019 pour le reste", nous indique-t-on.

"Cette réalité doit changer"

C’est cette persistance du phénomène et la vague de libération de la parole portée par le mouvement #MeToo qui ont poussé Florence Chatelet Sanchez à, elle aussi, briser le silence. Après la période de doutes qu'elle a traversée, elle souhaite désormais recueillir "le plus de témoignages possible" afin de lever le voile sur les abus dans le monde de la restauration.

"Aujourd'hui, je veux que ma parole serve à celles qui ont dit 'non' aussi et qui en subissent les conséquences financières, ostracisées du milieu, comme à celles qui n'ont pas pu échapper à l'agression. Je veux libérer leur parole et j'en prends ma part de responsabilité", souligne-t-elle, confiante quant à la suite de sa plainte contre Guy Martin: "Ca a été très dur mais nous avons des éléments concrets et consistants."

La quadragénaire souhaite "agir massivement sur la culture du viol - rendre aux victimes leur place de victime et non de coupable - et décourager les agresseurs narcissiques, si sensibles à leur préserver leur image. Seuls la justice et le droit permettent, de reconstruire l’intégrité physique et morale des victimes", écrit-elle dans une lettre qu'elle a transmise à BFMTV.com.

De son côté, Camille Aumont Carnel constate une évolution depuis la création de "Je dis non chef!". "Les femmes et les hommes commencent à en parler et réalisent surtout qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils ne sont pas fous", lance-t-elle, déterminée. "Les gens commencent enfin à nous écouter et on va continuer à dépeindre cette réalité qui doit changer. Le MeToo de la restauration est en marche et il était temps."

Article original publié sur BFMTV.com

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