Ces relations toxiques menacent l'intégrité d'une personne
“Il me vampirisait toute mon énergie. C’était vraiment de la maltraitance.” Marie*, 25 ans, paraît très calme et posée lorsqu’elle raconte l’histoire tumultueuse qui l’a liée à Adrien pendant trois ans. Pourtant, elle en a fait, des crises de larmes. Elle en a subi du chantage… et a fini par perdre toute confiance en elle. Sa relation de couple était en train de la détruire psychologiquement. Jusqu’à ce qu’elle décide d’y mettre définitivement fin. Marie le sait aujourd’hui : sa relation avec Adrien était toxique.
De la manipulation à la violence psychologique, voire physique, comment s’installent ces rapports qui menacent l’intégrité d’une personne ? Comment s’en protéger?
De la manipulation à la perversion narcissique
Contrairement aux idées reçues, les relations toxiques ne s’établissent pas que dans un schéma amoureux, mais aussi familial, amical, ou encore professionnel. On ne parle pas que de conjoint.e toxique, mais aussi de patron.nne, de mère, de père toxiques… Le point commun entre tous? La personne toxique empêche l’autre d’être lui-même.
On a tendance à mettre un visage masculin sur la personne toxique voire à la confondre avec la figure du “pervers narcissique”.
Marion Blique, psychologue spécialisée dans l’attachement, précise : “Ce sont souvent des femmes qui sont en position de victimes, car elles ont un statut maternel sacrificiel très inscrit dans l’inconscient collectif.” Un stéréotype de genre construit par la société patriarcale, qui veut que les femmes soient “plus fusionnelles dans leurs liens.” Le pervers narcissique est en fait la forme la plus extrême de toxicité:un profil de personne qui se survalorise par la dégradation d’autrui. Le pervers narcissique va de proie en proie, sur laquelle il projette un objet narcissique à détruire, tout en ponctuant ses attaques par des attentions ou des mots doux. Dans les cas extrêmes, cela peut aller jusqu’à la violence physique, voire jusqu’au meurtre, dans les affaires de violences conjugales notamment. Le 24 novembre dernier, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre les violences sexistes et sexuelles dans plusieurs villes de France, répondant à l’appel du collectif #NousToutes qui rappelle au passage des chiffres effarants : “Selon l’ONU, une femme sur trois subira des violences au cours de sa vie. En France, chaque jour, plus de 250 femmes sont violées. Une femme sur 3 a déjà été harcelée ou agressée sexuellement au travail. 16% de la population a été victime de violences sexuelles pendant son enfance.”
Qu’est-ce qu’une proie idéale ?
En dehors de la figure du pervers narcissique, il existe plusieurs degrés inférieurs de toxicité. C’est une jeune femme qui s’est, petit à petit, révélée toxique dans la vie de Chloé. A 18 ans, elle se lie d’amitié avec Aurélie, en classe préparatoire littéraire. “On était tout le temps collées ensemble”, se souvient-elle. “On a eu une connexion très forte dès le début. Je la trouvais très exubérante, stimulante. Je me sentais puissante et forte avec elle. Elle a fait ressortir des aspects de ma personnalité que je n’assumais pas trop quand j’étais toute seule”.
La personne toxique apparait souvent, en premier lieu, comme un faire-valoir pour la victime. Marie voyait, elle aussi, en Adrien une “grande gueule” charismatique qui concentrait l’attention en public… alors qu’elle est d’une nature plus discrète, introvertie.
Qu’est-ce qu’une proie idéale pour une personne toxique? Selon Marion Blique, c’est souvent une personne qui a très tôt appris à se sacrifier pour autrui : avec des parents autoritaires, ou des moules familiaux, sociaux, ou religieux très présents depuis l’enfance. A tel point qu’il devient “plus facile de faire plaisir aux autres que de savoir ce qui nous fait plaisir à soi” souligne l’auteure de J’arrête les relations toxiques! (Eyrolles)
Un basculement lent et subtil vers l’abus
Plus elles passent de temps ensemble, et plus Aurélie se révèle exigeante, voire autoritaire avec Chloé. “Elle a commencé à se permettre des petites piques humiliantes, sous le couvert de l’humour.. .Dès qu’on avait une divergence d’opinion, elle devenait très agressive, elle me rabaissait. Ensuite, elle s’est mise à me reprocher des traits de ma personnalité. Elle me faisait des crises de jalousie à cause de mon amitié avec d’autres filles. Elle ne supportait pas ma liberté.” Dans un schéma toxique, la relation, qu’elle soit fondée sur l’amitié, l’amour ou la simple collaboration, devient un lieu de domination. “Au lieu que chaque personne soit autonome, la personne toxique veut contrôler. La victime se ne se sent pas libre mais dévitalisée, comme si elle devait quelque chose à l’autre”, analyse Marion Blique.
Ce n’est qu’au bout de six mois que Marie a “pété un plomb” : “Quand j’étais avec lui, j’étais très effacée parce qu’il prenait toute la place. Mais en privé, je m’occupais de lui comme si j’étais sa mère : j’organisais toutes nos sorties, je le poussais dans ses études, sans rien en retour. Résultat : je ne m’occupais plus de moi du tout, et j’ai commencé à faire des crises de larmes, comme ça, sans raison apparente. Mes nerfs m’ont lâchée.” Comment peut-on supporter des mois d’oppression psychologique? Des psychiatres spécialisés en traumatologie se sont penchés sur le phénomène d’emprise à l’oeuvre dans les relations toxiques, et en particulier dans les couples. Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire traumatique et traumatologie, définit l’emprise comme un outil de soumission : “Un processus de colonisation des processus psychiques et émotionnels par des violences répétées le plus souvent sur de nombreuses années.” Autrement dit : la victime, qui ne sait plus ce qui est bon pour elle, n’a plus de repères et accepte l’inacceptable. Rappelons que la violence psychologique conjugale (insultes, humiliations, menaces, intimidations…) est un délit caractérisé par la loi du 9 juillet 2010, et peut être puni de 3 ans à 5 ans d’emprisonnement et de 45 000 à 75 000 euros d’amende.
Dans le cadre d’une campagne de communication contre les violences conjugales, la fédération Wallonie-Bruxelles, a mis en ligne un mini-film, “FRED et Marie”, qui met en scène la façon dont le facteur d’isolement s’ajoute à celui de l’emprise, écrasante. Fred, le mari, impose à sa femme de décommander la venue de son amie à leur soirée d’anniversaire de mariage, sous prétexte qu’il “ne peut pas la voir”, niant complètement l’importance de l’amitié que lui porte son épouse. “Typiquement la stratégie d’un prédateur qui isole sa proie pour la rendre plus vulnérable”, analyse Marion Blique.
Utiliser la colère pour dire non
La psychologue l’a constaté chez plusieurs de ses patients : sous emprise, les victimes ne sont plus connectées à elles-mêmes. “On se trahit petit à petit… et l’on finit par se réveiller au milieu d’une vie qui n’est plus à son image. On a dénié tout ce dont on avait envie pour faire plaisir à l’autre. ll faut utiliser la colère pour dire non.”
Comment sortir de cette emprise? Pour Chloé, il y a eu un déclic : “Lorsque je suis partie en vacances avec Aurélie et sa famille, je l’ai vue tyranniser sa petite soeur, qui était en admiration totale devant elle. J’ai compris qu’elle était très malsaine, manipulatrice. Ça m’a permis de prendre du recul.”
Marie, elle, est allée consulter un psychologue, comme par instinct de survie. Cela a tout de suite suscité la méfiance de son compagnon. “Adrien me faisait des crises de jalousie par rapport au psy. En fait, il était intimidé parce qu’il sentait que grâce à la thérapie, je reprenais confiance en moi, je me donnais les moyens de développer mon amour propre. Je me sentais plus forte. Et ça s’est fini comme ça : je me suis dit, ça suffit de se faire maltraiter comme ça ! Après l’une de nos disputes, il est parti, comme à son habitude, pendant plusieurs jours, dormir chez un ami. Et quand il est revenu à la maison, je n’étais plus là.”
La reconstruction de l’amour de soi
Que ce soit une amie, un amant ou autre, la personne toxique laisse un grand vide une fois qu’on l’a bannie hors de sa vie. Chloé se souvient : “J’étais comme un zombie. Je me sentais amputée de tout un univers qu’on avait construit ensemble. En plus, l’amitié n’est pas vraiment reconnue comme une source de chagrin, donc personne ne reconnaissait la souffrance que ça pouvait me causer.” Ce qui l’a aidée à surmonter cette épreuve? “Je suis partie en Erasmus quelques mois après et ça m’a changé d’environnement. Ça a surement aidé. J’encourage aussi à demander des avis extérieurs pour se rendre compte. Les gens aident à réaliser que certains comportements sont inacceptables.”
Le chagrin d’amour est socialement mieux accepté que celui d’amitié… surtout quand ce sont les femmes qui le vivent. Et si la société patriarcale poussait les femmes à vivre leurs relations amoureuses comme des victimes, quitte à placer l’homme (dans le cas d’une relation hétérosexuelle) en bourreau… et ainsi à normaliser les relations amoureuses toxiques ? La philosophe Manon Garcia fait l’analyse de ce phénomène dans son essai On ne naît pas soumise, on le devient : “L’amoureuse cherche souvent à se diluer dans l’homme qu’elle aime, à y perdre son identité. Transformant cet homme en une sorte de dieu, elle prend plaisir à le servir et gagne un sens d’elle-même dans son renoncement à soi.” Elle explique les impasses et les mensonges d’une telle relation, qui n’a rien de naturel, en citant Simone De Beauvoir (Le Deuxième Sexe): “C’est parce que la femme est “enfermée dans la sphère du relatif, destinée au mâle dès son enfant, habituée à voir en lui un souverain auquel il ne lui est pas permis de s’égaler”, qu’elle pense l’amour comme une soumission. (…) Pour justifier son abdication, la femme pare l’homme aimé de qualités presque divines qui justifient son abdication.”
Marie, elle, a profité de sa liberté pour construire un amour de soi solide. “Moi qui suis réservée par nature, je pensais qu’il me fallait le contraire de moi pour me mettre en avant : j’ai compris que non, et que ce n’était pas un problème d’être réservée par ailleurs! Il faut prendre conscience qu’on a une valeur, et que l’on existe par soi-même.”
Si vous êtes victimes de violences physique et/ou psychologiques dans votre couple, appelez le numéro gratuit de Violences Femmes Infos au 3919 : des experts sauront vous écouter et vous proposer des solutions.
* Tous les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes
Camélia Echchihab