Détransition et désinformation : "Un documentaire a détourné mon image pour faire croire que je regrettais ma transition"
Le sujet des transidentités est régulièrement mis en avant, notamment dans la sphère politique. En dépit des lois et des évolutions sociétales, des mouvements comme celui des auto-proclamées "Femellistes" dénoncent ce qu'elles appellent "l'idéologie trans", n'hésitant pas à nier purement et simplement l'existence des personnes transidentitaires. Avec pour cheval de bataille la "détransition", ou le fait de retourner vers son identité de genre donnée à la naissance. Pourtant, les détransitions sont rares, et les militants LGBT+ dénoncent leur instrumentalisation à base de désinformation. Une désinformation qui prend parfois les couleurs de la diffamation.
Selon les chiffres de l'association Objectif Respect Trans, en 2021, le nombre de personnes transgenres en France s'estimait à 15 000 concernés·es. Une communauté de petite taille, donc, mais qui est régulièrement la cible de violences. En 2022, le rapport annuel de SOS Homophobie faisait état d'une augmentation des violences envers les personnes de la communauté LGBT+, avec pas moins de 179 situations de violences transphobes signalées en 2021. Une situation plus qu'inquiétante, donc, encouragée par l'extrême droite qui prend régulièrement position contre les droits des personnes transidentitaires, et des nouveaux mouvements qui, sous couvert de dénoncer le "transactivisme", harcèlent et menacent les personnes trans, voire nient leur existence et leurs droits.
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La détransition, cheval de bataille de la transphobie
Ces derniers mois, plusieurs associations conservatrices ont voulu tirer la sonnette d'alarme sur les parcours de transition, notamment en évoquant les risques de regret, et donc de détransition. Aussi appelé retransition, ce phénomène décrit "le fait de 'retourner' à son genre assigné après avoir fait différents actes de transition vers un autre genre (coming out, changement de pronoms, changement de prénom et/ou de sexe à l’état civil, prise d’hormones, opérations, etc.)", ainsi que l'explique le site Wikitrans. La publication précise toutefois que la pratique est souvent la source d'instrumentalisation transphobe, notamment grâce à la diffusion en masse de fausses informations.
Lucile, alias Yennefer, en a récemment fait les frais. Elle l'a dénoncé sur ses réseaux sociaux : "On vient de m’informer que mon visage va passer sur la télévision suisse concernant un documentaire transphobe. Ces gens se servent d’un moment où j’avais les cheveux COURTS pour faire croire à une détransition. Sur une télé nationale. Sans mon accord." Contactée par nos soins, la jeune femme âgée de 28 ans explique : "Il y a quelques jours, j'étais avec mon fiancé quand j'ai reçu un message sur Twitter. Cette personne habite en Suisse, et m'a expliqué qu'elle avait vu à la télévision la bande-annonce d'un documentaire de Temps Présent, sur la RTS sur les détransitions, et que mon visage était dedans, avec un TikTok qui a été utilisé sans mon autorisation. Ça m'a déclenché une énorme crise d'angoisse."
"On m'a inventé une vie, c'est scandaleux"
Lucile est une femme trans non-binaire (dont le genre n'est donc pas exclusivement féminin, ni exclusivement masculin, ndlr) qui a débuté sa transition il y a de nombreuses années. Militante engagée, elle évoque régulièrement son parcours, notamment en vidéo sur les réseaux sociaux. Des vidéos qui ont été détournées pour faire croire qu'elle avait fait le choix de détransitionner. "J'ai commencé ma transition en me considérant comme femme, et je vivais ma vie de femme sans aller plus loin. Puis, j'ai découvert que le genre était un poids social plus qu'autre chose, et que même en ayant fait une transition, cela ne m'empêchait pas de vouloir détruire les stéréotypes de genre", explique-t-elle. "Il y a un an, quand j'ai fait ce coming-out de personne non-binaire et de femme par facilité sociale, j'ai voulu me ré-approprier mon corps et ressortir de tous les stéréotypes qu'on m'avait demandé de sur-jouer, avec une féminité exacerbée qui ne me plaisait pas toujours. Résultat, je me suis coupée les cheveux, je suis allée à la salle et je me suis musclée. Ça m'a permis de me réapproprier mon corps, de me réapproprier une certaine masculinité. J'étais hyper bien avec ça, même si aujourd'hui j'ai retrouvé un physique un peu plus féminin."
Et ce sont justement les images de cette période où elle abordait un style plus masculin qui ont été utilisées à son insu. "Je n'ai reçu aucune demande d'autorisation, aucun mail, aucun message pour me demander si l'on pouvait utiliser mes TikTok. Et ce n'est pas tant le droit à l'image qui m'a posé problème, c'est le fait que ce soit dans un contexte aussi abject, puisqu'on me colle l'image d'une personne qui veut détransitionner car elle regrette sa transition, ce qui n'est absolument pas mon cas. Je trouve ça scandaleux. Mon image a été détournée." Elle précise que "ces deux petites actions ont suffi à faire que ces journalistes ont utilisé mon image pour dire que je détransitionnais. C'est un processus ultra misogyne de dire que si une femme se coupe les cheveux et se muscle, ce n'est plus une femme."
Une pratique courante et un phénomène rare
Lucile n'est malheureusement pas la seule personne concernée par cette pratique. Aux Etats-Unis, de nombreuses femmes trans ont découvert que leur image avait été détournée, qu'elles avaient été accusées de vouloir détransitionner après avoir évoqué leurs regrets concernant certaines chirurgies. C'est notamment le cas d'Adee.ah, qui avait expliqué qu'elle regrettait sa vaginoplastie, non pas parce qu'elle regrettait sa transition, mais parce qu'elle avait eu de nombreuses complications. Mais elle s'est retrouvée au centre de nombreux articles affirmant qu'elle voulait détransitionner et qu'elle regrettait sa transition, alors que ce n'était pas le cas.
"Ce genre de pratique de désinformation sur les détransitions est très courant. Là on est sur de la désinformation avec diffamation, parce que ce n'est pas mon parcours, on m'a inventé une vie", explique Lucile. "Et en règle générale, les détransitions sont souvent sujettes à de la manipulation politique et médiatique pour diaboliser les personnes trans." Pas question pour autant de nier le phénomène : "Les détransitions existent, et le phénomène doit être pris au sérieux, les personnes concernées doivent être écoutées et accompagnées. Aucune personne trans ne dira le contraire, ne dira que c'est une invention ou un mirage. Toute personne trans sait que les détransitions existent, car on se pose toutes et tous la question de savoir si on est vraiment trans, même quand ça fait 10 ans, parce que c'est normal d'avoir des moments de doute."
L'important étant de préciser que les détransitions sont un phénomène rare : selon une étude menée par le National Center for Transgender Equality en 2015, réalisée aux Etats-Unis sur 22 000 personnes trans, 13,1% ont détransitionné, et dans 82,5% des cas, ces détransitions étaient dues à des pressions sociales (transphobie, rejet familial, difficultés professionnelles...). "Là où il y a une énorme manipulation, c'est quand on considère que les détransitions sont des gens qui regrettent profondément leur transition parce qu'elles ont été endoctrinées dans le fameux lobby trans, et qu'elles n'ont pas eu le choix", confirme Lucile. "C'est là où il y a une instrumentalisation énorme des détransitions, puisqu'on va considérer que dès qu'une personne arrête ou modifie son parcours de transition, elle détransitionne. Donc moi, aux yeux des personnes transphobes, j'aurais détransitionné, selon leurs critères, puisque j'ai arrêté d'être une femme binaire. Ce dont ils se sont rendu compte simplement parce que je me suis coupé les cheveux et que je me suis musclée."
La chaîne a modifié son reportage
Sur les réseaux sociaux, Lucile n'a pas caché son indignation face à cette utilisation détournée de son image. Heureusement, la chaîne a rapidement pris contact avec elle : "Ils m'ont dit qu'ils allaient respecter mon droit à l'image, et que mon visage ne serait pas montré dans le documentaire. C'est un vrai soulagement, car je n'aurais pas besoin d'aller jusqu'à une procédure en justice, qui m'aurait demandée beaucoup d'énergie." Une modification confirmée par RTS sur Twitter : "La bande-annonce du reportage a été modifiée, votre visage n’y est plus. Temps Présent travaille dans le respect des règles juridiques et déontologiques de la profession. Le sujet est en cours de montage. Nous vous invitons à le regarder ce jeudi pour vous faire un avis."
Bonsoir, la BA du reportage a été modifiée, votre visage n’y est plus. Temps Présent travaille dans le respect des règles juridiques et déontologiques de la profession. Le sujet est en cours de montage. Nous vous invitons à le regarder ce jeudi pour vous faire un avis.
— RTS (@RadioTeleSuisse) February 24, 2023
Une déontologie remise en question par de nombreux internautes, qui ne cachent pas leur inquiétude : "Au moins une personne a vu ses images volées pour votre BA et potentiellement votre docu. Qui nous dit que ce n'est pas la même chose pour d'autres ?"
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