Le maquillage peut-il transformer la vie d'un enfant ?

Apple Martin a confié à sa mère Gwyneth Paltrow, directrice créative du maquillage à Juice Beauty, qu'elle était « troublée » par l'absence de kits de contouring dans la collection de la marque, et cela dès le tendre âge de 12 ans. G. Paltrow a également fait remarquer que sa fille, qui n'est pas encore adolescente, souhaitait aussi avoir un kit pour les lèvres style Kardashian.

80 pourcents de tous les pré-ados américains (les enfants qui ont entre 9 et 11 ans) utilisent des produits de beauté et des soins personnels, d'après une étude récente réalisée par Mintel. (Photo : Getty Images)

A. Martin n'est pas la seule enfant de célébrités préadolescente particulièrement sensible aux dernières tendances beauté. Stella, la fille de Tori Spelling âgée de 7 ans, a teint ses cheveux un peu plus tôt cet été. Kingston, le fils de Gwen Stefani âgé de 5 ans, opte régulièrement pour des teintures de cheveux de couleurs différentes. Suri Cruise, la fille de Tom Cruise et de Katie Holmes, portait déjà du rouge à lèvres à 6 ans. Les filles d'Heidi Klum ont été photographiées avec des lèvres rouges à 2 et 8 ans, respectivement. Coco Arquette, la fille de Courtney Cox et David Arquette, porte quant à elle régulièrement du rouge à lèvres depuis qu'elle a 7 ans.

Et cela ne concerne pas uniquement la progéniture des personnes riches et célèbres. Les spas comme le Four Seasons à Beverly Hills proposent ainsi à leurs invités (toujours plus) jeunes des soins et des services cosmétiques (des manucures aux massages en passant par la pose de maquillage). Les magasins de poupées American Girl proposent même des salons où les filles et les poupées peuvent recevoir des coiffures assorties. Les filles et les garçons sont visiblement encouragés à se familiariser avec le secteur de la beauté avant même d'avoir atteint la puberté.

L'agence Mintel spécialisée sur les marchés et les consommateurs a récemment publié un rapport concluant que 80 % de tous les pré-ados américains (les enfants qui ont entre 9 et 11 ans) utilisaient des produits de beauté et des soins personnels. De plus, le groupe a découvert que 54 pourcents de tous les jeunes âgés de 12 à 14 ans utilisaient du mascara et 54 autres pourcents de l'ombre à paupière, de l'eyeliner et des crayons à sourcils. Quarante-cinq pourcents des enfants de cet âge utiliseraient du fond de teint ou de l'antitaches, 30 pourcents du blush ou de la poudre bronzante, et 10 pourcents des produits de coloration capillaire.

De plus, l'agence rapporte que 42 pourcents des ados américains âgés de 12 à 14 ans utiliseraient des produits de beauté en raison de leur impact sur leur confiance personnelle ; et 56 % des ados âgés de 15 à 17 ans seraient du même avis.

Nous avons donc demandé à plusieurs experts de nous éclairer sur ces statistiques et sur la manière d'aider les enfants à comprendre que la beauté est une source d'exploration et de jeu, et pas une notion sur laquelle baser son estime de soi.

Juliet A. Williams, professeure des études de genre à l'université de Californie à Los Angeles, a confié à Yahoo Beauty que, pour elle, la technologie et les réseaux sociaux qui permettent aux vendeurs d'encourager les jeunes à utiliser des produits de beauté représentent le principal facteur contributif.

« Les enfants voient régulièrement des publicités, de manière traditionnelle avec des pubs à la télévision ou à travers des placements de produits, une pratique de plus en plus courante dans les programmes télévisés. Les enfants sont constamment bombardés de messages qui leur expliquent quelle allure ils devraient avoir, comment agir et quoi acheter pour obtenir le look souhaité », confie-t-elle.

J. Williams cite la théorie développée par Naomi Wolf dans son livre The Beauty Myth selon laquelle certains types de stéréotypes hommes/femmes disparaissent contrairement à la pression « d'être » beau qui elle s'intensifie : un problème qui concerne de plus en plus les enfants.

Cette fixation sur la beauté personnelle que J. Williams décrit comme une « forme de régulation » que les femmes perçoivent « comme quelque chose de fun et un choix, et pas une oppression, est encore plus pernicieuse ».

Elle remarque par ailleurs : « je trouve intéressant que les enfants s'expriment de plus en plus et se sentent fiers de leur corps. Cela a toujours été un élément du secteur de la beauté. Cela favorise les choix d'expression et de création des individus par rapport à leur identité ».

J. Williams ajoute que l'astuce consiste à s'assurer que les enfants aient une approche productive vis-à-vis du secteur de la beauté, en encourageant une exploration de leur identité, sans les forcer à baser leur estime de soi sur certains standards de beauté. Une solution consiste par exemple à associer à la beauté un aspect de jeu chez les jeunes enfants.

« Jeu est le mot-clé », confie J. Williams. « Il faut s'interroger à propos de ces nombreuses filles qui passent de plus en plus de temps en face de leur miroir, à prendre des selfies, à se comparer aux autres sur Instagram… Est-ce lié à une envie de jouer ou d'établir une certaine estime de soi ? Cette inquiétude découle du fait que de nombreuses jeunes filles essayent de ressembler à quelqu'un d'autre. Il ne s'agit pas de s'exprimer individuellement, mais plutôt de s'intégrer, d'être aimée et d'essayer d'être à la hauteur des standards impossibles imposés par les autres.

Andrea Press, professeure spécialisée dans l'étude des médias et la sociologie dans le cadre de la chaire William R. Kenan Jr. à l'université de Virginie, est du même avis concernant les raisons qui poussent les jeunes enfants à utiliser des produits cosmétiques.

« Les réseaux sociaux font bien évidement partie des facteurs les plus importants, car ils permettent aux annonceurs d'atteindre ce groupe d’âge beaucoup plus efficacement que par le passé. Entendre ce genre de statistiques à propos des jeunes enfants nous le confirme », confie A. Press. « Je sais ! J'utilise Facebook et je reçois des pubs ciblées ! Ces enfants passent une majorité de leur temps sur des sites de réseaux sociaux et sont donc exposés aux publicités ».

A. Press s'inquiète du temps que les enfants passent devant leurs écrans, et donc devant les publicités, et l'impact que cela pourrait avoir sur eux sur le long-terme.

« Certains problèmes d'image de soi sont étroitement liés à une exposition importante aux médias et toute cette génération court un risque à cause de ces nouveaux canaux d'exposition via les réseaux sociaux. Certaines recherches montrent que les personnes exposées à davantage de publicités souffrent d'anxiété concernant leur image corporelle, d'anxiété générale sur leur apparence et leur corps », explique A. Press.

Elle révèle être satisfaite par certaines conclusions de l'étude Mintel qui mentionne notamment que 36 % de tous les utilisateurs de produits de beauté âgés de 12 et 17 ans (41 pourcents de toutes les filles de ce segment démographique et 21 pourcents des garçons) confient préférer les publicités de soins personnels qui incluent des mannequins dont l'image n'a pas été retouchée sur Photoshop par exemple. L'étude explique également que 51 pourcents des ados sont plus sensibles aux publicités de produits avec des mannequins qui « leur ressemblent ». Mais A. Press s'inquiète tout de même à propos de la pertinence des recherches qui constatent que les gens continuent d'acheter des produits même lorsqu'ils disent ne « pas se laisser duper » par les stratégies marketing.

« Du coup, on ne sait pas exactement comment tout cela peut blesser certaines personnes et les influencer », confie-t-elle. « Sont-ils réellement critiques vis-à-vis des images [retouchées sur Photoshop] s'ils achètent quand même le produit ? Cela n'a-t-il aucun impact sur eux vu qu'ils souhaitent tout de même acheter le produit ? ».

« On devrait bien évidemment être libre de s'habiller et de se maquiller comme on le souhaite », confie A. Press. « Il est cependant inquiétant de voir des jeunes de 11 ans acheter du mascara. Choisir de se maquiller en se basant sur le système commercial dans lequel nous vivons évoque l'idée que sans mascara, je ne suis pas belle. Ce jugement n'est pas inné dès l'enfance, c'est un secteur de plusieurs milliards de dollars qui nous l'enseigne ».

Pourtant, A. Press explique que la manière dont la société évalue et juge les femmes (jeunes filles y compris) en fonction de leurs choix cosmétiques se transforme.

« On voit quelques progrès dans le sens où il n'y a plus cette corrélation immédiate du : elle porte de l'ombre à paupières comme ça, elle doit être tel genre de filles ». Les choses ne sont plus aussi noires ou blanches. Les filles se sentent libres d'expérimenter avec une plus grande variété de looks, sans être classées en fonction du type de maquillage et de vêtements qu'elles portent, ce qui est bien différent d'il y a 50 ans. Nous sommes beaucoup plus libres aujourd'hui et je pense que c'est une bonne chose ».

J. Williams ajoute qu'il n'est pas toujours évident (surtout pour les parents) de faire la distinction entre humilier les enfants (filles ou garçons) qui utilisent des produits de beauté (traditionnellement considérés comme féminins) et insinuer par défaut que porter du maquillage est forcément une bonne chose.

« Ça ne devrait pas être une question de bien ou de mal », confie-t-elle. « C'est parfois plus compliqué que ça. Je suis une féministe et j'essaie d'aider ma fille à se sentir libre et forte, et je porte du vernis à ongles rouge. Dois-je lui dire : C'est mon vice secret ? ou C'est un symbole de mon pouvoir ? C'est peut-être un peu des deux. Notre opinion sur ces choses n'a pas besoin d'être noire ou blanche. Je porte du vernis car je me sens plus belle et ça me donne parfois un petit coup de boost. Je ne mérite pas un prix pour autant, mais ça n'est pas un crime non plus ».

J. Williams est également heureuse de voir que les dynamiques du pouvoir qui façonnent les influences culturelles évoluent.

Les réseaux sociaux et les publicités jouent un rôle important pour façonner l'estime de soi des jeunes filles et garçons. (Photo : Getty Images)

« Nous sommes actuellement témoins de la démocratisation des medias », confie J. Williams. « D'innombrables enfants sont sur YouTube, à créer de la musique, à lancer des vlogs : des voix plus simples ressortent et je pense qu'il s'agit d'une forme de [célébrité] bien plus encourageante que ces autres types de mannequins ».

Cela permet également de lier l'idée de la beauté à une forme de jeu, et pas à une forme d'identité.

Jouer est une chose mais associer son estime personnelle à la beauté est une toute autre affaire, confie J. Williams. « Nous devons nous assurer que les adolescents jouissent de bases personnelles suffisamment solides pour développer une approche joueuse de la beauté ». Elle recommande une solution un peu vieux-jeu afin de construire cette base.

« Montrez l'exemple. La génération actuelle de mamans… Nous ne devons pas être horrifiées à l'idée de vieillir. Les jeunes filles apprennent à penser ainsi mais ça n'est pas naturel. De plus, les enfants sont actuellement de plus en plus exposés à ces idées à cause de tout ce temps passé devant les écrans. Mais vos enfants seront plus équilibrés en passant davantage de temps à jouer en famille ou entre amis, au lieu de se créer une image devant le miroir ou une perche à selfie ».

Jennifer Gerson Uffalussy

Auteure