L'orthorexie : quand manger sain se transforme en cauchemar

On connait l’anorexie et la boulimie, les deux plus grands troubles alimentaires de notre génération. Pourtant, depuis quelques années avec l’avènement du “mieux manger”, est apparu un nouveau trouble alimentaire méconnu du grand public : l’orthorexie. Cette maladie diagnostiquée par la médecine moderne dans les années 90 toucherait des personnes obsédées par l’idée de manger sain coûte que coûte, quitte à s’isoler socialement. Elle toucherait 1 à 3% de la population française.

L’orthorexie, “l’appétit correct”

Mise en avant à la fin des années 1990 par le docteur Steven Bratman, l’orthorexie est un mot composé du grec “orthos” qui veut dire “correct” et “orexis” qui signifie “appétit”. Ce trouble alimentaire méconnu se définit par l’obsession de manger sain au point de passer plusieurs heures à choisir et composer la nourriture d’un seul repas. La personne atteinte d’orthorexie voit sa vie régie par de très nombreuses règles restrictives et s’applique une tolérance zéro vis-à-vis de son alimentation : aucun produit chimique, aucune matière grasse, ni de sel ne doivent la composer, uniquement des aliments frais et cueillis le jour même. A ne pas confondre avec une personne qui souhaite simplement manger sainement, l’orthorexique poussera le contrôle jusqu’à s’isoler voire s’interdire certaines situations où il ne pourrait pas contrôler le contenu de son assiette. Les restaurants, les dîners entre amis et autres sorties gustatives deviennent sources d’anxiété car incompatibles avec le “régime alimentaire”. Patrick Denoux, spécialiste en psychologie interculturelle et auteur du livre “Pourquoi cette peur au ventre ?” a d’ailleurs défini l’orthorexie comme une “spirale du risque imaginé” où “la réduction du risque par le contrôle accroît la peur du risque”. Et c’est cette spirale du risque imaginé qui crée alors l’angoisse et nourrit au fur et à mesure de l’anxiété. A ce stade où la personne se sent “prisonnière” de ses angoisses et n’arrive plus à laisser son libre arbitre raisonner, on parle alors d’un trouble alimentaire voire d’une maladie mentale.

Elle toucherait 1 à 3% de la population française
Elle toucherait 1 à 3% de la population française

Une maladie diagnostiquée par la médecine moderne
Le docteur Steven Bratman a passé plusieurs années à étudier l’orthorexie afin de comprendre quels rapports entretenaient les personnes atteintes de cette maladie avec leur assiette. De ses recherches, il en a résulté le test de Bratman. Un quizz permettant de déterminer si une personne est sujette ou non à l’orthorexie et si la nourriture est pour elle un sujet d’anxiété. Pour être diagnostiqué, il faut répondre oui à toutes les questions suivantes. Les personnes qui répondent oui à moins de 4 questions, font simplement “attention” à leur alimentation.

Copyright : orthorexia.com
Copyright : orthorexia.com

Voici les questions du test de Bratman :
1/ Passez-vous plus de 3h par jour à penser à votre régime alimentaire ?
2/ Planifiez-vous vos repas plusieurs jours à l’avance ?
3/ La valeur nutritionnelle de vos repas est-elle à vos yeux plus importante que le plaisir de déguster ?
4/ La qualité de votre vie s’est-elle dégradée, alors que la qualité de vos repas s’est améliorée ?
5/ Etes-vous récemment devenu plus exigeant avec vous-même ?
6/ Votre amour-propre est-il renforcé par votre volonté de manger sain ?
7/ Avez-vous renoncé aux aliments que vous aimiez au profit d’aliments « sains » ?
8/ Votre régime alimentaire gêne-t-il vos sorties, vous éloignant de votre famille et de vos amis ?
9/ Éprouvez-vous un sentiment de culpabilité dès que vous vous écartez de votre régime ?
10/ Vous sentez-vous en paix avec vous-même et pensez-vous bien vous contrôler lorsque vous mangez sain ?

Une maladie imaginaire ?

Lorsque l’orthorexie a commencé à faire parler d’elle notamment à travers les médias, de nombreuses personnes sont montées au créneau pour dénoncer une “manipulation des industriels”. Le célèbre blogueur “Dur à avaler”, suivi par 11 000 personnes sur Facebook, l’a notamment décrié à travers un article humoristique appelé : “ Vous aimez la Malbouffe ? Vous êtes Lemorexique, consultez d’urgence !“. Dedans, il rappelle cependant qu'”il fallait être courageux pour lire cet article qui est une satire de l’acharnement médiatique que subissent les personnes soucieuses de leur alimentation, de leur bien-être mais également de celui de nombreux animaux d’élevages et de la planète ! Bien entendu, le test que je vous propose est une caricature de celui de Bratman pour diagnostiquer l’orthorexie et doit être prit à sa juste valeur : celui de vous faire réagir.”

Pourtant, d’après Aurélia Ryckebusch, nutritionniste et auteure du blog “Les Cookineries d’Aurélia”, les personnes atteintes d’orthorexie mettent en péril leur équilibre mental : ” Même si son alimentation peut sembler parfaite en tout point de vue, elle ne l’est pas du côté de son bien être mental. A partir du moment où il y a restriction, c’est qu’il y a une forme de régime, même si ici il prend la forme d’un “équilibre alimentaire”. Une personne normale sait qu’elle peut faire des écarts sans mettre en péril sa santé ! Une personne orthorexique réduit la notion de bonheur, de santé, de bien être uniquement à l’alimentation. Or il n’y a pas que ce facteur et heureusement ! “.

La nouvelle maladie des réseaux sociaux ?

Si l’orthorexie a surtout fait parler d’elle à la fin du 20ème siècle, ce n’est pas un hasard ! Pour Aurélia Ryckebusch, c’est surtout une dérive de la prise de conscience collective face à “l’hyper-industrialisation” qui génère dans son sillage une surproduction de produits transformés et déclenchent des crises alimentaires et autres scandales sanitaires. “ Les orthorexiques font le lien rapide avec l’hyper-industrialisation, qui est certes un des facteurs mais il y en a pleins d’autres. Ils vont tout prendre au pied de la lettre et changer radicalement leur alimentation .” explique Aurélia. “Petit bémol” rajoute-elle ” Les études sont bien mais très souvent un peu réductrices, pas bien montées et les raccourcis faciles. Bien souvent, l’année d’après on démontre même le contraire… de quoi perturber encore plus un orthorexique !”.

Les réseau sociaux peuvent avoir une mauvaise influence sur les personnes sensibles à l’orthorexie
Les réseau sociaux peuvent avoir une mauvaise influence sur les personnes sensibles à l’orthorexie

Autre facteur aggravant, les réseaux sociaux. En effet, si ce trouble existe depuis longtemps, il parait évident que l’émergence des plateformes d’échanges comme Instagram ou Facebook ont popularisé certains diktats sur le “bien manger”. C’est ce qu’on appelle “l’effet boule de neige” assure la nutritionniste : ” Tout le monde peut s’improviser journaliste, chercheur… et décréter la pire bêtise, la publier sur son mur en y rajoutant deux ou trois références bidons et c’est parti ! Les gens ne prennent plus le temps de vérifier ce qu’on leur dit, ils “croient” tout simplement, quitte à changer leur vie du tout au tout .” La folie des comptes Instagram dédiés au “mieux manger” et aux fitness girl est également souvent pointée du doigts par les spécialistes. C’est là également que fleurissent bon nombre de nouvelles entreprises spécialisées dans les “repas préparés entièrement à base de protéines” qui permettraient de “perdre du poids rapidement et de rééquilibrer son alimentation en seulement quelques semaines”. Des slogans évocateurs et très alléchants pour une partie de la population encline aux troubles alimentaires et qui souhaite perdre du poids coûte que coûte.

“Ce matin j’ai pris un peu de Nutella, je l’ai pesé et j’ai noté les calories sur mon application”

Pour Delphine Bonvoisin, c’est justement un commentaire posté sur une photo de son compte Instagram par une infirmière spécialisée en trouble du comportement alimentaire qui lui a permis d’avoir le déclic. Cette jeune maman, anciennement en surpoids, est devenue orthorexique à la suite d’un programme de rééquilibrage alimentaire complémenté par une activité sportive intense : ” Je suis descendue jusqu’à 35 kilos. Je préparais tous mes menus à l’avance, je notais tout et pesais également tous les aliments que j’ingérais. ” Depuis sa prise de conscience, Delphine, qui n’a pas souhaité pour le moment se faire accompagner par un spécialiste, lutte seule au quotidien : ” En ce moment j’essaye de réintégrer des aliments que je considère comme moins propres comme des gâteaux, des m&m’s voire même une glace. J’essaie aussi de me faire des repas plaisir sans culpabiliser mais c’est très difficile pour moi. ” Au-delà de son combat quotidien contre la culpabilité envahissante, c’est surtout le regard des autres qui semble être le plus difficile à gérer : ” Certaines personnes pensent que je peux guérir du jour au lendemain juste en mangeant plus. Certains me disent même “‘arrête de maigrir comme ça et mange plus de charcuterie”‘ . Ils ne comprennent pas que ce n’est malheureusement pas aussi simple.

“Je préfère les ingrédients purs et je ne mange que des aliments que je peux voir”
Pour Sandra (*), 25 ans, c’est avant tout la peur de grossir qui la pousse aujourd’hui à adopter un comportement d’orthorexique. Si de prime abord le régime alimentaire de l’étudiante en cinéma ressemble à celui d’un vegan (elle ne mange ni viande ni poisson, ne boit pas de lait animal et évite les œufs), la demoiselle s’évite également toutes sortes de produits transformés qu’elle trouve trop lourds et trop gras. ” Je ne mange ni hamburger, ni pizza, jamais de gâteaux ni de lasagne. J’évite également les pâtes et le riz et les tartes déjà faites. Je préfère les aliments purs et surtout j’aime visualiser ce que je mange. Dans une salade, je dois voir chaque ingrédient qui la compose sinon je culpabilise “. Même constat concernant son mode de cuisson, Sandra ne mange que des produits frais, crus ou cuits à la vapeur uniquement. ” J’adore les fruits mais quand je sens qu’ils ne sont pas frais, voir un peu fanés, ça me rebute. Je les achète donc au jour le jour “. Si pour Sandra, son régime alimentaire semble tout à fait normal, elle admet cependant souffrir du rejet des autres lorsqu’elle en parle. “ Au restaurant c’est l’angoisse, je ne mange rien d’autre que des salades composées uniquement de fromage. Au-delà, je considère que c’est trop ! Chez mes amis, j’apporte généralement mon repas ou sinon je me force si je vois que mon comportement suscite une sorte d’incompréhension et du jugement de leur part. Dans ce cas, je m’oblige à faire du sport après .”

Accepter le problème, le premier pas vers la guérison

Accepter, le premier pas vers la guérision
Accepter, le premier pas vers la guérision

Pour guérir de l’orthorexie, il faut travailler sur l’aspect psychologique du problème. En effet, un trouble du comportement alimentaire a toujours pour origine un trouble psychologique. “Le mieux est de se diriger vers une approche thérapeutique mêlant nutrition et psychologie pour balayer les idées reçues sur la nutrition” conseille Aurélia. C’est notamment le cas du centre suisse Paracelsus Recovery qui traite des patients atteints d’orthorexie depuis quelques années. Dans ce centre, de nombreux patients reprennent ainsi contact avec leur relation à la nourriture de façon plus ancrée et réaliste. Ils comprennent petit à petit qu’à force de vouloir “trop bien faire”, ils en viennent à “s’auto-s’aborder”. Reconnaître le problème et l’accepter sont bien souvent les premiers pas vers la guérison. Les patients comprennent alors qu’ils ont laissé à leur insu s’installer des rituels et de mauvaises habitudes alimentaires (déguisées en bonnes habitudes) qui court-circuitent leur façon de penser au quotidien. Il faut donc du temps pour permettre à ces patients de retrouver confiance en eux. Du temps et beaucoup de patience, c’est le prix d’une liberté bientôt retrouvée face à une assiette bien souvent trop vide.

(*) Par souci d’anonymat, les noms et prénoms de ce sujet ont été modifiés