Secret de fabrication : dans les coulisses des Ateliers Serge Mouille

Reconnaissables instantanément avec leurs bras tentaculaires articulés et leurs réflecteurs noirs aux courbes si féminines, les lampadaires Serge Mouille font incontestablement partie de l’histoire du design français. Une évidence de nos jours qui aurait pu être tout autre sans cette aventure artisanale et familiale qu’ELLE.fr vous raconte au travers de ses secrets de fabrication. C’est une adresse bien cachée. À Château-Thierry (Aisne), dans un hangar anonyme, au bout d’une petite route de campagne, se trame un mystérieux manège. C’est ici, en toute discrétion, qu’une quinzaine de personnes s’emploient à faire perdurer et briller l’un de joyaux de la création française. Un temps oubliés, les luminaires Serge Mouille font pourtant bien partie du patrimoine national. Avec leurs longs bras noirs, leurs réflecteurs organiques, leurs formes sculpturales anthropomorphiques et filiformes, ces créations lumineuses sont le fleuron de toute une époque révolue. Il faut remonter au début des années 50, et plus précisément en 1952 pour voir apparaître les premières lampes.L’histoire commence dans un train. Celui qui conduit quotidiennement Serge Mouille à Paris. Carton à dessin sous bras, il y montre ses dessins puis, « de fil en aiguille il rencontre des décorateurs et surtout Jacques Adnet, le directeur de la compagnie des Arts Français, qui lui demande de faire un luminaire pour une exposition » raconte Didier Delpiroux, cogérant des éditions Serge Mouille. Mais, poursuit-il « il n’était pas du tout comme ceux qu’on imagine aujourd’hui. Il a travaillé sur la forme et a fabriqué le « Lampadaire 3 bras ». Il a fait je crois deux ans de recherches pour aboutir à la forme qui lui plaisait. ». Dès lors, Adnet lui ouvre les portes de ses riches clients d’Amérique du Sud et de leurs grandes propriétés où les lampadaires y prennent vie. Pour Paris, aux logements plus petits, il faut alors revoir les proportions. C’est ainsi que naît le lampadaire droit, plus compact. Puis, il s’est pris au jeu pour faire d’autres lampes, une collection complète distribuée à l’époque par Steph Simon dans sa galerie du 145 boulevard Saint-Germain, dans le 6earrondissement de la capitale. « Ça ne se vendait pas tant que ça non plus, c’était assez confidentiel, surtout vendu a des touristes fortunés férus d’esthétique industrielle » confesse Didier Delpiroux. Mais les luminaires, ce n’est pas tellement son truc, il en a fait un peu par hasard, sa vie c’était l’orfèvrerie. Préférant se consacrer à l’enseignement, il stoppe alors la production en 1962 avec ses lampes Totems, dix ans à peine après le lancement de son premier modèle. Une créativité qui tombe petit à petit, entre oubli et désuétude.À lire aussi >> Design iconique : les luminaires de la série Formes Noires de Serge MouilleLa genèse d’une résurrectionAu milieu des années 90, Gin Mouille, veuve du créateur, décédé le 24 décembre 1988, croise la route de Claude Delpiroux, le père de Didier. Ils évoluaient alors dans le même cercle d’amis, dans l’Aisne, où Serge Mouille et sa femme avaient élu domicile au début des années 60. Très vite, Claude Delpiroux propose à Gin de relancer la production. « On devrait rééditer les luminaires de Serge » lui lance-t-il. Et c’est en décembre 1999, à l’aube d’un nouveau millénaire, que ce pari un peu fou voit officiellement le jour. Une résurrection rendue possible grâce aussi au concours de Fred Barnley, ancien élève de Serge Mouille qui lui succéda par ailleurs aux Arts Appliqués. « On est parti de pas grand-chose, car il n’y avait pas d’archives. La légende veut qu’il les ait toutes détruites quand il a décidé qu’il ne serait pas éditeur de luminaires. Par chance Pierre-Emile Pralus (auteur du livre « Un classique français », Les Éditions du Mont Thou) avait fait pas mal d’entretiens avec Serge Mouille. Il venait le voir le week-end. On s’est appuyé aussi sur la base de lampes vintage qui étaient visibles par endroits en reprenant les cotes. C‘est comme ça que ça a commencé. » explique le maître des lieux. Un début hésitant, tâtonnant, mais qui ne passe pas inaperçu se souvient celui qui a intégré l’épopée familiale dans les années 2000, à la demande de son père. « Une fois que les premières lampes sont sorties de l’usine ça s’est vite su dans le milieu que Serge Mouille était réédité. Alors, de « bouches de druides à oreilles de druides » les clients sont arrivés spontanément, d’eux-mêmes » s’en amuse-t-il. Une réhabilitation commencée dans les années 80 sous l’impulsion de quelques marchands d’art dont Alan, dénicheur de pépites industrielle des années 50. Une aventure atypique dans une époque qui voit l’avènement de Philippe Starck et du style Memphis. Petit à petit, les formes noires tentaculaires commencent à ressortir des ateliers. 50, 100, 200 pour atteindre aujourd’hui les 1800/ 2000 exemplaires maximum annuels : « On ne réédite pas n’importe comment, n’importe quoi et pas en quantité industrielle non plus ». Une production volontairement réduite destinée à de patients clients. Car, si avant l’épidémie de Covid il fallait compter six à sept semaines de livraison, on est désormais passé à 26. Mouille se mérite.Une fabrication comme à l’époque Sous les néons des deux ateliers, pas ou peu de machines. Les seules présentes sont « old school ». Pas de commande numérique ou de modèle dernier cri. Côté matières premières, là encore la sobriété est de mise. Des tiges (des tubes et des ronds), qui composent la structure des luminaires attendent leur tour, bien alignées sur des rails à roulettes. Non loin, vis, rotules et autres platines de fixation patientent également avant d’être emboîtés dans des bras devenant alors articulés. Des éléments fabriqués à quelques encablures et qui font la fierté de la maison. Ici, dans l’atelier métal, il se dégage une odeur bien particulière. Celle de l’acier qui chauffe et qui travaille. Elle envahit tout l’espace et vient se mêler au bruit régulier et rythmé des artisans présents. Leurs gestes précis, exercés, s’enchaînent dans un va-et-vient méticuleux pour limer une jointure ou braser, par une flamme rougie, les tubes préalablement découpés et installés dans leur gabarit. Une fois cette première étape opérée c’est dans un second entrepôt que la métamorphose se poursuit. Là, peinture, assemblage, finition révèlent toute l’élégance des pièces. Mais ces belles dames se font désirer. Il faut compter plus de 40 étapes pour les voir éclore. Parmi elles, la mise à dimension des tubes, le filetage, l’apprêt, le ponçage, la peinture et l’électrification bien sûr. À chaque stade, séchage et vérification de rigueur. Il faut savoir attendre car, chez Serge Mouille, « on s’offre le luxe de ne pas compter le temps qu’il faut à la réalisation. » Six semaines plus tard, le luminaire peut prendre son envol. Peu ou prou n’a donc bougé depuis l’époque de Serge Mouille. Et ce n’est pas près de changer. Quand on demande à Didier Delpiroux s’il est envisageable qu’un designer réinterprète où se réapproprie ses joyaux, la réponse et sans appel : « Je ne vois pas ce qu’il ferait de mieux que ce qu’a fait Serge Mouille. Je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre » conclut-il étonné, mais d’un ton sûr. Et de nous confier « il y a encore une vingtaine de modèles de lampes que je peux sortir. »Alors qu’on se prépare cette année à célébrer le centenaire de naissance de Serge Mouille, toutes ses créations ne seraient donc pas encore tout révélées.