"Je me suis sentie seule": comment devient-on mère après un déni de grossesse?

Un bébé dans une maternité (photo d'illustration) - BFMTV
Un bébé dans une maternité (photo d'illustration) - BFMTV

Dans la nuit du vendredi 3 septembre 2021, Manon se réveille, vomit et fait un malaise. Elle pense à une intoxication alimentaire. Quelques heures plus tard, elle accouche à l'hôpital. Pourtant, cette éducatrice spécialisée, âgée de 24 ans à l'époque, ne se savait pas enceinte.

La jeune femme est alors en couple avec un homme de 17 ans son aîné, elle entame sa carrière professionnelle et avoir un enfant ne fait pas partie de ses projets. Elle a d'ailleurs un implant contraceptif dans le bras et a eu ses règles comme d'habitude les mois précédents. Mais ce matin de septembre, Manon se rend à l'évidence: elle a fait un déni de grossesse.

Que faire de ce bébé dont elle n'avait pas anticipé la venue? "J'ai fait le choix d'accoucher sous X car avoir un enfant n'était pas notre projet initial et je ne me sentais pas d'être maman", raconte-t-elle à BFMTV.com. "Je venais de trouver un super job qui me plaisait vraiment et deux jours après j'ai accouché."

"C'était beaucoup de concessions à faire et je n'étais pas prête", ajoute l'Auxerroise, qui change finalement d'avis quelques jours plus tard.

2 grossesses sur 1000?

Les histoires comme la sienne ne sont pas si rares. Selon une étude publiée en 2013 dans les Annales médico-psychologiques, une revue scientifique, les dénis concernent deux grossesses sur 1000 en France.

Il n'existe pas de définition officielle pour ce phénomène, mais il est généralement décrit comme le fait de découvrir sa grossesse une fois le premier trimestre passé. Il peut être partiel - lorsque la grossesse est mise au jour avant son terme - ou total - lorsqu'elle est découverte au moment de l'accouchement.

Le bébé se développe alors dans la longueur et non en position fœtale, ce qui explique que le ventre de la mère ne s'arrondisse pas. Il peut toutefois sortir en quelques minutes une fois la grossesse révélée. Les causes peuvent être multiples: le professeur Israël Nisand, gynécologue spécialiste du phénomène, estime qu'il est parfois lié à des antécédents de violences sexuelles.

"Je n'étais pas prête"

Comme Manon, Morgane non plus n'était pas prête lorsqu'elle a accouché dans son salon en janvier 2020, à peine les pompiers et le Samu arrivés. "Les pompiers m'ont emmenée à la maternité la plus proche de chez moi et ils ont pris ma fille en charge pour faire des examens", relate cette Strasbourgeoise, alors âgée de 28 ans et mère célibataire de trois filles.

"Quand ils ont pris ma fille, je leur ai dit 'gardez-la je n'en veux pas'", se souvient-elle. "Je me suis dit que je n'allais jamais y arriver."

Elle décide donc de faire adopter sa fille, avant de se rétracter quelques jours plus tard, comme Manon.

À partir de ce moment-là se posent d'autres questions, d'ordre pratique d'abord. "Ça a été très difficile de tout acheter d'un coup", souligne Manon. "Il faut acheter un berceau, une table à langer, une poussette... Ce sont des choses qui coûtent très cher, même d'occasion."

Un lien difficile à créer

Vient ensuite l'aspect émotionnel. Morgane dit s'être occupée de sa fille "comme un robot". "Il n'y avait pas cette bouffée d'amour qu'on peut avoir quand on attend un bébé pendant 9 mois", explique-t-elle. Cette "bouffée", Morgane l'avait eue pour ses trois filles aînées, elle a donc "tout de suite remarqué que quelque chose n'allait pas".

De son côté, Manon n'a "pas été capable" de beaucoup porter son fils. Au début, "rien qu'un câlin c'était compliqué", se rémémore-t-elle. Pour les deux femmes, le lien s'est fait au fil des mois, en découvrant leur bébé.

Mais une telle expérience laisse des traces. À l'âge de 29 ans, Cyrielle a fait un déni partiel et a découvert sa grossesse à 6 mois et demi. Elle en ressent encore les effets, près de deux ans après l'accouchement. "Ce n'est pas fusionnel comme avec mon premier", confie-t-elle à BFMTV.com. "Quand il pleure, je suis vite agacée, je perds plus vite patience."

"J'en pleure et je m'en veux assez souvent", ajoute-t-elle.

Une culpabilité à surmonter

Cette culpabilité est un sentiment partagé par beaucoup de femmes ayant fait un déni de grossesse, dont certaines se disent qu'elles auraient dû sentir leur bébé. "Je n'ai pas réussi à voir que j'étais enceinte", déplore encore Cyrielle aujourd'hui. Elle avait pourtant ses règles et ne présentait "aucun symptôme" habituel.

Beaucoup de femmes repensent aussi à tout ce qu'elles ont fait pendant leur grossesse, qui est généralement déconseillé par les médecins:

"J'ai mangé du foie gras, du saumon cru, bu du vin, j'ai fumé", se remémore ainsi Morgane.

Cette dernière s'est aussi sentie coupable d'avoir voulu faire adopter sa fille: elle a par exemple mal vécu son premier anniversaire, qui lui a rappelé qu'elle n'aurait pas été là pour cette journée si elle avait poursuivi le processus d'adoption. "La première année a été très dure: niveau culpabilité, sur une échelle de 100, je devais être à 1000", sourit-elle aujourd'hui.

"Suivie comme si c'était une grossesse normale"

Face à toutes ces difficultés, ces femmes estiment ne pas avoir été assez accompagnées. "J'ai été suivie comme si c'était une grossesse normale et je trouve que c'est un peu dur", explique Cyrielle quand elle évoque les deux mois qui ont espacé la révélation de son déni de son accouchement. Après la naissance, elle affirme qu'aucun suivi spécifique ne lui a été proposé.

Face à toutes les questions qui entourent leur expérience, ces femmes peinent à trouver des réponses. "Il n'y a pas du tout d'informations sur le déni de grossesse", regrette Manon. "J'ai été obligée de lire des mémoires d'étudiantes sages-femmes pour comprendre. Je me suis sentie un peu seule, il n'y avait pas du tout de brochures, d'associations, de gens qui pourraient écouter notre parole."

"À notre connaissance, il n’existe pas de protocole commun sur la situation de déni dans les maternités", a répondu le Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, interrogé sur la question par BFMTV.com.

"Il y a encore un déni du déni dans le monde entier", estime le gynécologue Israël Nisand. Le déni de grossesse "dérange tellement les médecins, la société civile", qu'il n'y a "pratiquement pas de publications sur ce sujet alors qu'il y a quand même des complications graves, des enfants qui meurent", explique-t-il dans le podcast Le Titre à la une de BFMTV.

Une "démonstration manifeste de la puissance de l'inconscient sur le corps gêne les médecins", analyse-t-il.

Le gynécologue estime toutefois que "d'énormes progrès" ont été faits au niveau de la connaissance du monde médical sur ce sujet: "Aujourd'hui, il y a des formations pour les sages-femmes et les médecins et on explique à quel point la seule généralité qui vaille dans le déni, c'est la très grande souffrance des femmes."

Le risque de refaire un déni

Le médecin, co-auteur du livre Elles accouchent et ne sont pas enceintes, plaide pour une prise en charge rapide des femmes concernées, avec "une psychologue adaptée, et parfois pendant des années pour que la culpabilité ne ronge pas le logiciel entre la mère et l'enfant". Il suggère aussi une hospitalisation dès la prise de conscience par les femmes de leur grossesse, "parce qu'elles ont une tendance suicidaire à ce moment-là".

"Une femme qui n'est pas prise en charge psychiquement n'est pas soignée, donc ça peut lui arriver à nouveau", poursuit le gynécologue.

Morgane avait par exemple déjà fait un déni auparavant: tombée enceinte à 16 ans, elle ne s'en est rendue compte qu'après de 5 mois de grossesse.

Face à ce risque et après leur expérience, Morgane, Cyrielle et Manon ne font plus vraiment fait confiance à leur corps ou à leur contraception. La dernière a donc adopté une méthode radicale et pour le moins onéreuse: désormais, au moindre rapport, elle effectue un test de grossesse.

Article original publié sur BFMTV.com