Sur TikTok, la « dark feminine energy » propage des discours sexistes emballés dans des conseils de séduction

Connaissez-vous « l’énergie féminine noire » ? Sous ce nom, de nombreux TikToks partagent des conseils de séductions censés donner du pouvoir aux femmes. En réalité, ils propagent surtout une idéologie misogyne et antiféministe.

RELATIONS AMOUREUSES- « Vous pouvez rendre tous les hommes obsédés par vous en 5 minutes » ; « Il tombera à vos pieds si vous activez votre pouvoir » ; « Les hommes vous donneront enfin le traitement de princesse que vous méritez ». Ces promesses dignes des meilleures arnaques en ligne génèrent des millions de vues sur les comptes TikTok qui promeuvent la dark feminine energy, une manière d’être qui vise à transformer celles qui l’appliquent en femmes fatales... Sous réserve d’adopter un comportement très précis.

Comme vous pouvez le voir dans notre vidéo ci-dessus, l’imagerie est limpide : les contenus mettent en scène des images de femmes en robe de soirée dans des palaces et s’ornent de messages qui invitent à prendre le pouvoir sur les hommes. Celle qui a activé son « énergie féminine noire » les manipule pour qu’ils répondent à ses besoins , a toujours confiance en elle et se fait offrir fleurs, bijoux et déclarations d’amour « sans avoir à lever le petit doigt ».

Un emballage « girl power » pour des discours misogynes

Un programme qui a de quoi en attirer plus d’une. Cependant, si l’idée de ne plus jamais se faire ghoster ou rabaisser par un partenaire est alléchante, le discours porté par ce hashtag aux 3,5 milliards de vues sur le réseau social chinois n’a rien de progressiste.

« Ne vous plaignez pas auprès des hommes, boostez plutôt leur ego en les félicitant » ; « maîtrisez vos émotions » et autres en vue « ne couchez pas avec lui trop vite » abondent sur ce genre de posts. Vous avez déjà entendu ces conseils quelque part ? Comme le souligne la maîtresse de conférences en information et communication Deborah Gay, ils n’ont rien de nouveau. « Dans les années 50 ils visaient à être une bonne mère au foyer, dans les années 90, on les trouvait dans des magazines comme Jeune et Jolie pour séduire les hommes, aujourd’hui, ils sont sur TikTok. »

La chercheuse qui s’intéresse particulièrement à la production des représentations genrées reprend. « En substance, les conseils sont ancrés dans les mêmes stéréotypes. Ne pas extérioriser ses émotions pour ne pas être hystérique, plaire à beaucoup d’hommes mais ne pas s’adonner à une sexualité débridée sinon on est une fille facile... »

« Ne couche surtout pas avec lui les deux premiers mois », conseille ce TikTok.
« Ne couche surtout pas avec lui les deux premiers mois », conseille ce TikTok.

Derrière les TikToks, la vente d’e-books et d’heures de coaching

Comme pour toute promesse délirante sur internet, pour accéder à sa femme fatale intérieure, il faut souvent sortir sa carte bleue. En français comme en anglais, les comptes les plus prolifiques sur la dark feminine energy s’accompagnent d’e-books monnayés une vingtaine d’euros pièce pour aider celles qui les lisent à « révéler leur puissance », « activer leur aura séductrice » et même « être harcelées pour qu’ils [leur] fassent des enfants ». Si les livres ne suffisent pas, ils peuvent s’accompagner de séance de coaching dont le prix à l’heure peut atteindre la centaine d’euros.

Capture d’écran d’une newsletter sur la dark feminine energy promettant à celles qui l’utilisent de se faire harceler.
Capture d’écran d’une newsletter sur la dark feminine energy promettant à celles qui l’utilisent de se faire harceler.

Un juteux business qui attire souvent des femmes jeunes ou vulnérables et qui se base sur des discours ouvertement antiféministes. Dans l’un des ouvrages que nous avons consultés, on peut lire par exemple : « [Le mouvement féministe] est en réalité très dommageable et réducteur pour les femmes car il considère que les femmes ne disposent pas de pouvoir propre et qu’elles doivent imiter celui des hommes pour en posséder un. [...] Le pouvoir qui nous a été donné par la nature est totalement différent de celui des hommes et la mise en place de ce pouvoir se fait intuitivement. »

La source de ce pouvoir est révélée quelques pages plus loin, en majuscules : « TON OVULE. » Un ancrage dans la mystique du « féminin sacré » qui affirme l’existence d’un pouvoir propre à la femme centré sur ses organes reproducteurs. « C’est remettre en question plus de 60 ans de travaux depuis la célèbre phrase On ne naît pas femme, on le devientde Simone de Beauvoir » soupire Deborah Gay. « Le problème n’est pas d’aimer être une femme fatale en tant qu’individu. Ce qu’on questionne ici, c’est la prolifération des discours qui ne valorisent qu’un seul type de féminité. »

« Des manuels pour être dans des petites cases »

Pour Deborah Gay, ces conseils sont « des nouveaux manuels pour être dans des petites cases, à une époque où on constate que toutes ces cases explosent. Ils expriment qu’il n’y a qu’un seul type de sexualité : l’hétérosexualité tournée vers un regard masculin. »

Ils invitent en effet les adolescents et jeunes adultes, dans un moment où ils sont vulnérables et apprennent à se connaître, à intégrer des discours extrêmement limités. « On leur dit : voici ce que vous devez désirer, et voici ce que vous devez être pour être désirable. Ce faisant, on met aussi tous les désirs des hommes dans le même panier, en leur disant qu’ils ne peuvent pas tomber amoureux d’une femme qui sortirait de cette mystique» abonde la chercheuse.

Elle souligne par ailleurs qu’en creux de ces messages destinés aux femmes se dessine aussi une pression sur la masculinité. « On produit une hiérarchie au sein des masculinités. Il faut avoir de l’argent, un certain type de physique, ne pas avoir d’énergie “ féminine ”... On se doute que ce que la dark feminine energy veut attirer, c’est un mâle alpha. »

Plus dangereux encore, parler d’essences féminines ou masculines hétérosexuelles basées sur la capacité à se reproduire est le fondement de nombreux discours transphobes. « Ce binarisme s’oppose aux droits des personnes transgenres et refuse le fait que le genre soit une question complexe, affirme Deborah Gay. Ces idées ne sont pas seulement une mode sur les réseaux sociaux : elles ont des conséquences très concrètes et extrêmement violentes. On en voit les effets aujourd’hui aux États-Unis où les droits des personnes transgenres reculent. »

Capture d’écran d’un TikTok « dark feminine » pour être une femme fatale
Capture d’écran d’un TikTok « dark feminine » pour être une femme fatale

Un symbole du « backlash » aux avancées féministes

Aussi rétrogrades qu’ils puissent sembler, ces discours sont bel et bien dans l’air du temps : celui d’un « backlash » (retour de bâton conservateur) au mouvement #MeToo, pour lequel certaines publications sur TikTok ont servi d’arme de diffusion massive. Deborah Gay détaille : « L’affaire Heard/Depp a montré à quel point TikTok avait été envahi de discours masculinistes, par lesquels le backlash de MeToo est arrivé. En voyant cette quantité immense d’attaques sur les réseaux sociaux envers Amber Heard, quelle femme prendrait aujourd’hui la parole sur les violences sexistes et sexuelles qu’elle a subies ? »

On en perçoit cette violence entre les lignes quand, au milieu de conseils anodins sur la fréquence des SMS apparaissent injonctions bien plus dommageables. Bien des contenus dark feminine conseillent notamment de ne jamais dire à un homme qu’on a été maltraitée dans une relation précédente, pour ne pas qu’il sache qu’on est « maltraitable ». « C’est une manière de dire aux femmes qu’il ne faut pas parler des violences dont elles ont été victimes. On les renvoie au fait qu’elles sont responsables de leur trauma, et qu’en parler ouvrirait la porte à de nouvelles violences. C’est grave et c’est faux » s’agace Deborah Gay.

Toutefois, la chercheuse se veut rassurante : « Il ne faut pas non plus être trop dramatique : ce backlash existe, mais tous les publics ne sont pas dupes. Il faut se dire qu’il y a peut-être des personnes qui prendront ça au pied de la lettre, mais d’autres le prendront comme un divertissement : les ados des années 2020 ont accès à beaucoup plus d’informations que nous n’en avions dans les années 90. » Heureusement.

VIDÉO - 5 choses à savoir sur TikTok