Violences conjugales : le cri du coeur d'une assistante sociale démunie
Derrière les faits divers mettant en lumière les violences conjugales et féminicides, les professionnel.le.s du social oeuvrent chaque jour pour tenter d’apporter des solutions. Mais la réalité du terrain est brutale, entre situations toujours plus alarmantes et manque cruel de moyens. Pour Yahoo, une assistante sociale a accepté de livrer son témoignage.
Lundi 21 février 2022, Johanna, jeune mère de famille de 32 ans a été hospitalisée en urgence à Nice. Quelques heures plus tôt, son conjoint l’a étranglée et poignardée à plusieurs reprises dans son sommeil, et devant ses trois enfants. C’est d’ailleurs l’un d’eux, âgé de seulement 5 ans, qui a donné l’alerte en appelant les pompiers. Ce matin-là, Johanna est passée à côté de la mort et garde les marques physiques de son traumatisme après plusieurs interventions chirurgicales. L’horreur a une fois encore pris place entre les murs du foyer familial. Johanna est une victime de plus des violences conjugales. Des femmes comme elle, Lisa* dit en rencontrer "6 voire 7 fois par mois" dans l’exercice de ses fonctions. Assistante sociale depuis quelques années, elle tire aujourd'hui la sonnette d'alarme.
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Une prise en charge particulièrement difficile
"Les situations de violences conjugales sont, hélas, récurrentes" déplore Lisa. En tant qu’assistante sociale, elle est souvent amenée à gérer les situations de mères de famille violentées par leur conjoint. C’est elle et ses collègues qui les dirigent vers des institutions et centres spécialisés. "Quand il y a une situation de ce genre, je sais quasiment d’avance que ça va être compliqué, avoue Lisa. Lorsque les femmes sont encore sous emprise, c’est d’autant plus compliqué. On ne peut pas être 24h sur 24 avec elles." Car avant de tenter de sortir du cercle vicieux de la violence conjugale et de toute l’emprise psychologique, le déclic n'est pas évident. "Il y a une temporalité à respecter, explique Lisa. Quand on a été victime de violences conjugales pendant des années, ce n’est pas en un claquement de doigt qu’on en sort. Je me dis toujours que je pourrais être la professionnelle qui leur fait prendre conscience du danger dans lequel elles, et leurs enfants, sont." Une fois que la prise de conscience se fait, ces femmes doivent faire face à une autre réalité, toujours aussi brutale. La fameuse "double-peine" lorsque certains agents de police refusent de prendre leur plainte. Ça aussi, Lisa en est témoin.
"Elles peuvent être très mal reçues. Certes, il y a des assistantes sociales dans les commissariats, elles peuvent être accompagnées, mais souvent, on leur fait comprendre qu’il ne faut pas déposer plainte" nous confie-t-elle, précisant tout de même qu’il est important de "ne pas généraliser, il y a de très bons policiers et des formations qui sont mises en place." Ce que dénonce réellement Lisa, ce sont les conditions dans lesquelles elle est amenée à aider ces femmes victimes de violences conjugales : "Si la justice ne suit pas, c’est compliqué. On a l’impression de tout mettre en place, sécuriser, mais ça bloque toujours quelque part." Le travail de Lisa est aussi de protéger les enfants de ces femmes, considérés comme victimes eux aussi des violences conjugales lorsqu’ils en sont témoins. Ce fut le cas pour Johanna, à Nice. Les conséquences sont alors terribles, comme le raconte Lisa : "Les enfants sont abimés par la violence du parent, ils sont marqués." Dans ces cas-là, la jeune assistante sociale doit déterminer si la maman, déjà victime, est en capacité de protéger ses enfants de cette violence. Et c’est là que Lisa s’offusque : "Finalement, elles sont elles-mêmes presque jugées et condamnées par rapport à une certaine défaillance de protection de l’enfance. Le focus n’est pas toujours mis sur l’homme violent."
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"Ces femmes se retrouvent seules et on ne peut rien faire"
Lorsqu’on lui parle du cas de Johanna, étranglée et poignardée à Nice, Lisa dresse un constat teinté d'amertume. Cette situation, elle ne la connait que trop bien : "C’est typiquement tout ce que l’on déplore. On est faibles face à ça, parce qu’on n’a pas de moyens. Si ce ne sont des orientations vers des structures spécialisées, mais la justice ne nous suit pas, alors ça tombe à l’eau." Et même lorsque les femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants sont pris en charge, là encore, l’assistante sociale pointe du doigt les rouages d’un système défaillant : "Il y a les dispositifs d’accueil d’urgence pour les femmes victimes de violences avec les enfants. Sauf que c’est précaire ! On les loge dans des petits hôtels insalubres, il y a des cafards, des puces, c’est mal fréquenté. En tant que mamans, elles réfléchissent à deux fois avant de quitter leur logement et déraciner leurs enfants de leur environnement. Les hôtels peuvent être situés de l’autre côté de la ville, sauf que les enfants ont école. Comment fait-on ? Tout ça, ce sont des choses qui sont mal pensées..."
Lisa le répète : les travailleuses sociales et travailleurs sociaux "ne peuvent rien faire seuls" et sont souvent "désemparés". "Même si l’on a en face de nous une femme qui a la volonté de s’en sortir, ça ne suit pas partout. Parfois, on se demande à quoi on sert. Et puis il y a les gens qui placent beaucoup d’espoir en nous, mais on sait que l’on va les décevoir, parce que c’est matériellement impossible. Parce que c’est bien d’impulser plein de changements. Mais derrière, dans le concret, ces femmes se retrouvent seules." Lisa reconnait les choses mises en place par le gouvernement ces dernières années, comme le téléphone grand danger, dispositif de protection pour les personnes menacées par leur ex ou conjoint, ou les ordonnances de protection. Certes. Mais ça ne suffit pas. "Avant ça, il faut qu’il y ait un dépôt de plainte de la femme victime de violences, ce qui n’est pas toujours évident. Ensuite, il faut qu’il y ait l’enquête, le jugement, puis la condamnation. Mais très clairement, dans 90% des cas, on ne va pas jusque là. Ces femmes se retrouvent seules face à la lenteur de la justice. Et on ne peut rien faire."
La jeune femme l’assure : "Sur le terrain, concrètement, je ne vois pas de changements notables. Même s’il y a des grands discours, de grands dispositifs mis en place, que c’est de plus en plus médiatisé. Mais tout ça, c’est de la médiatisation. Une affaire qui sera médiatisée, sera aussitôt prise en charge. Les féminicides font beaucoup de bruit. Et après, ça retombe comme un soufflet." S’ajoute à cela la surcharge de dossiers que Lisa doit gérer, et face à laquelle elle a appris à se "blinder" : "Au début, je n’en dormais pas la nuit, je me demandais si la plainte d’unetelle allait être prise en considération. Mais c’est invivable. Avec le temps, j’ai compris que l’on ne peut pas s’arrêter, du point de vue affectif, sur toutes les situations. On ne peut qu’espérer que les autorités compétentes suivent."
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Une profession trop mal connue
Témoins de ces situations de violences conjugales au quotidien, les travailleuses sociales et travailleurs sociaux doivent très vite apprendre à faire la part des choses. "C’est très dur émotionnellement, je me remets souvent en question, confie Lisa. Je me dis que je fais tout ce que je peux à mon niveau. Si je ne peux pas assurer à ces femmes que Monsieur sera condamné, que je leur trouverai un logement, je peux au moins recueillir leur parole, écouter leur souffrance, les soutenir et les orienter." Malheureusement, son travail est souvent pointé du doigt lorsqu’un fait divers fait la une. Comme dans le cas de Johanna, dont le conjoint avait été placé en garde à vue quelques jours avant sa tentative de féminicide. Un élément qui a suscité l’indignation au sein de l’opinion publique. En décidant de devenir assistante sociale, Lisa savait que sa profession serait souvent pointée du doigt : "On parle de nous que quand ça ne va pas. Je fais ce que je peux, avec les moyens qu’on nous donne, mais chacun doit prendre ses responsabilités" argue-t-elle.
Pour la jeune assistante sociale, ces critiques sont "injustes" : "Les gens connaissent mal notre métier, on est très souvent stigmatisés parce que les services sociaux ont mauvaise presse. Tout le monde parle encore de la DDASS alors que ça n’existe plus ! Tant que vous n’avez pas eu besoin d’une assistante sociale, vous ne savez pas tout ce que l’on peut faire. Et c’est malheureux au final, parce que, oui, notre métier est tout le temps dans la peine et les difficultés." Par son témoignage, Lisa veut plus que tout mettre l’accent sur une réalité du terrain plus compliquée qu’elle n’y parait. Non, il ne suffit pas de porter plainte pour se défaire des violences conjugales. Non, changer de logement et quitter son ex ou conjoint violent avec ses enfants n’est pas une décision facile à prendre. Et oui, les travailleuses sociales et travailleurs sociaux manquent clairement de moyens. Mais hors de question pour Lisa de se "dédouaner" : "Chercher qui a fauté dans le processus de prise en charge pour sauver sa conscience, ça n’empêche pas des femmes de souffrir et de mourir sous les coups de leurs conjoints et devant leurs enfants."
*Pour des raisons d'anonymat, le prénom a été modifié.
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