Emma Becker : "Je parle d’un drame qui n’est compris par personne. Être très amoureux de quelqu’un qui n’est pas son mari ou le père de ses enfants"

Dans son roman "Le Mal Joli" (ed. Albin Michel), Emma Becker s’épanche sur un "un drame", une "maladie", "un poison" : la passion amoureuse. Et parce qu’il est ressenti par une femme mariée et mère de deux enfants, cet évènement devient incompris, condamnable. Avec ce sixième récit, l’autrice de "La Maison" détricote les étapes de la passion qui la lie à son amant. Un état qui la fait vaciller dans divers tourments mais dont elle parvient à triompher. Interview.

Emma Becker cherche à disséquer la folie qui s’empare d’elle au fil de ses rencontres avec Antonin, son amant. Cette fureur d’aimer se transforme progressivement. Elle devient honte, culpabilité, et même dépression. Emma Becker aime un autre homme que le mari, avec lequel elle a eu deux enfants. Elle aime son amant à en perdre la raison. Car, c’est bien de cela que traite "Le mal joli" (Ed. Albin Michel), le sixième roman de l’écrivaine française, de la passion qui devient l’ennemie de la raison. "Si tout le monde écoute son instinct, écoute sa chair à ce moment-là, il n’y a plus de famille, plus de foyer, plus de boulot. Tout le monde est à l’hôtel en train de vivre les plus belles heures de sa vie". L’état passionnel isole, exclut, car il est anti-social."Il faudrait que les gens amoureux se rappellent constamment de discipliner cette envie qu’ils ont de vivre pour eux-mêmes. Parce que dans la passion, tout ce qu’il reste, c’est vous. Donc quand on réfléchit à une société qui serait régie par des amants et des maîtresses, on a quelques soucis à se faire bien sûr".

Lorsqu'on lui demande de quoi traite ce nouveau récit, Emma Becker esquisse les contours de ce roman intime en le résumant à un "énième récit sur la passion". Or, "Le mal joli" s'éloigne de la pléthore de tentatives de glamourisation de la passion. Son livre tord le cou aux mythes et préjugés sur la passion amoureuse, avec surtout une mise en avant non édulcorée des conséquences et des victimes collatérales. Et même si elle est souvent présentée comme un état béni, la passion peut servir d'argument à une lapidation, surtout lorsqu'elle concerne les mères. L’état d’amour irraisonné devient subitement un sacrilège lorsqu’il questionne et ébranle la stabilité de la famille. Et si la passion était un poison ? Emma Becker en a ressenti l’effet dans ses chairs : "Oui, il y a eu un sentiment d’éloignement des enfants, voire la volonté d’abandon des enfants". Et, c’est, selon elle, ce qui rend la passion amoureuse à l’âge adulte peu compréhensible. "La passion peut être considérée comme une maladie en ceci qu’elle rend tout le reste de votre vie insupportable. Tout ce qui faisait votre vie jusqu’à présent, le boulot, le mari, les enfants, la petite vie quotidienne qu’on aime bien qui n’est jamais questionnée, tout cela devient un obstacle pour rejoindre l’autre avec lequel brusquement vous vous sentez vivante comme jamais.". Du banal, qu’elle a voulu, Emma Becker découvre le trépident, avec pour corollaire, la honte de vouloir échapper à la banalité de son quotidien avec deux enfants à charge.

Ce qu’elle s’attache avant tout à décrire, sous une plume précise, c’est bien cette honte de vouloir s’éloigner de ses enfants, "qui sont quand même à la base les amours d’une vie". Longuement, elle détaille tous les combats qu’elle se livre dans une guerre intestine, face à laquelle elle baisse les armes sous le poids de sa passion. "J’ai perdu contre le meilleur de moi-même. Cet instinct que j’ai de protéger et de faire grandir mes gosses (…) J’aurais aimé être un bon élément de cette société et j’ai échoué.".

"C’est certainement un passage que j’ai écrit à un moment où j’avais effectivement honte du temps passé à écrire à mon amant, honte du peu de temps que je consacrais avec bonne volonté à ma famille", confie-t-elle. Les "mauvais éléments" portent le poids de la responsabilité de la société. "Il y a une culpabilité larvée chez pas mal de femmes, parce qu’on a été éduquées comme ça, à l’idée de brusquement décider qu’on voudrait vivre un petit peu pour soi. C’est-à-dire qu’on peut tout à fait consacrer du temps à l’éducation de nos enfants qu’on a faits, on nous a pas mis un flingue sur la tempe, mais comment faire pour être une mère suffisamment bonne et une femme épanouie, sans avoir constamment cette impression de vivre dans un égoïsme absolu ?".

L’autrice de 35 ans détricote ces sentiments de honte et de culpabilité qui la traversent. Au terme d’un cheminement intérieur, elle en conclut que cette double sentence à laquelle les femmes sont condamnées "est le fruit de tout à tas de préjugés et d’une éducation". "On n'en a jamais vraiment voulu aux pères de disparaître un peu du foyer pour des raisons totalement égoïstes". Et de poursuivre : "C’est surtout dans le regard des gens qui lisent le livre et qui en parlent qu’il y a cette idée d’un sacrilège.".

Il est vrai que ce que la société tolère moins n’est pas tant la représentation d’une femme qui aime un autre homme que son mari, mais d’une mère qui tombe amoureuse de son amant. Dans le fond, dénoncer les incongruités, c’est la raison qui la pousse à écrire. "Je n’écris pas pour choquer ou pour être subversive. Je décris des facettes intimes de la vie des femmes qui nous sont à toutes tout à fait connues et familières. Mais parce que on a soudain le regard de l’homme qui lui trouve ça invraisemblable, scandaleux et sulfureux, alors tout le monde se met au diapason".

Emma Becker le sous-entend : cet endoctrinement patriarcal se nourrit des femmes elles-mêmes. "Quand je parle de la situation à des copines ou à des copains, très souvent, les femmes sont celles qui ont tendance à me ramener dans le réel et à me dire : 'Pense aux enfants'. J’ai pu en vouloir à ce moment-là aux femmes parce que je me disais : 'J’y pense tout le temps à mes enfants, même quand je suis en train de faire l’amour avec mon amant, je me dis, ‘c’est un moment que je ne passe pas à penser à mes enfants’.".

Magnanime, la jeune mère reconnaît ne plus en vouloir aux "prédicateurs de la morale" : "C’est vrai qu’on a une tendance à oublier ses enfants et à avoir soudain une envie terrible de se défaire d’eux, qui passe très vite, mais qu’on ressent, qu’on ne devrait pas écouter, mais qu’on devrait prendre en compte. On devrait pouvoir s’en libérer et se remettre sur des rails.".

Vidéo. "Quand vous avez deux enfants et que vous êtes envahi de honte, de scrupules, à vous demander si vous avez fait le mauvais choix"

Reprendre le droit chemin, c’est ce qu’Emma Becker a fait, non sans quelques ajustements. Cet (énième) ouvrage sur la passion diffère de ses précédents en ceci qu’il laisse une chance à l’éphémère de l’état passionnel pour l’installer sur la durée et le transformer en relation durable. L'autrice a décidé de se séparer de son mari pour créer une nouvelle famille avec son amant, une famille qui s'éloigne des schémas classiques. "J’aime mieux me dire que les histoires changent et qu’on est pas obligés de se détester que ça n’ait pas duré jusqu’à la fin. Cette illusion, on a grandi avec, mais il faut l’abandonner, comme on abandonne le Père Noël, la petite souris. Il ne faut pas gober tout rond ce mensonge qui nous empêche, au-delà de la morale, de vivre l’expérience humaine dans sa totalité, avec tout ce que ça comporte de contradictions, de moments délicats, d’inconfortable.".

Le mal joli, qui est à la base un terme d’obstétrique, renvoie aux "douleurs de l’accouchement dans lesquelles on a l’impression que l’on va mourir et dont on vous sort d’un claquement de doigt lorsqu’on vous pose l’enfant sur la poitrine. Et le souvenir de cette douleur a complètement disparu.". Avec ce sixième livre, Emma Becker a voulu tendre la main aux gens qui traversent "cette histoire-là silencieusement", avec toute la solitude que ce silence comprend. Mais comme elle l’écrit, la passion est ce mal joli, qui : "Sitôt qu’il est fini, on l’oublie. Et, on recommence.".