"Il n'y a pas de lien de causalité entre l'exposition du porno aux mineurs et les violences conjugales": la porno gratuite bientôt bloquée par la justice ?
La question de la vérification de l'âge des utilisateurs de sites pornographiques est au coeur de l'actualité depuis plusieurs mois. Le président de la République avait exigé une totale intransigeance, et le Sénat a réagi. Un amendement a été voté dans la nuit du 9 au 10 juin. Il prévoit le blocage judiciaire de tout site sensible facilement accessible aux mineurs.
A l'heure actuelle, l'accès à la plupart des sites pornographiques fonctionne sur le même principe. Un message de prévention apparaît, prévenant du caractère sensible de la page à laquelle l'internaute essaye d'accéder, et lui demande de confirmer s'il est majeur ou non. Un système trop simple aux yeux des détracteurs de la pornographie, qui estiment qu'il est bien trop facile pour les utilisateurs de mentir pour pouvoir malgré tout accéder à du contenu graphique. Emmanuel Macron avait décidé de prendre la situation en main il y a quelques mois, exigeant des sites pornographiques et fournisseurs d'accès à Internet qu'ils se montrent plus intransigeants en matière de vérification de l'âge. Le résultat ? Un amendement voté dans la nuit du 9 au 10 juin par le Sénat, intégré à une proposition de loi contre les violences conjugales.
Amendement contre la pornographie : en quoi ça consiste ?
Le texte en question implique une plus grande responsabilité de la part des sites, blogs ou plateformes pornographiques dans la vérification de l'âge de leurs visiteurs, sous peine d'être rendus inaccessibles. Une responsabilité qui sera partagée avec les fournisseurs d'accès internet, qui devront eux aussi mettre en place des mesures pour bloquer l'accès des mineurs aux sites pour adultes. Le Code pénal sanctionne d'ores et déjà les sites comportant des contenus pornographiques "susceptibles d'être vus par un mineur" par 3 ans de prison et 75 000 euros d'amende. Si ce nouvel amendement venait à être adopté en dernière lecture, les plateformes devront trouver de nouveaux moyens de demander à leurs utilisateurs de prouver qu'ils sont majeurs.
Plusieurs possibilités sont à l'étude : partage d'un document d'identité, d'une carte bancaire... Ou encore l'utilisation de FranceConnect, un dispositif qui permet — en théorie — de garantir l'identité d'un individu pour accéder aux services publics, comme le site des impôts par exemple. Une idée qui déplaît beaucoup aux internautes, qui ont peur d'être "fichés" à cause de leur consommation de pornographie, et qui reste difficile à mettre en place. La preuve, en Grande-Bretagne, les autorités ont longtemps essayé de mettre en place un "porn ban" et un système de vérification de l'âge, qui a finalement été abandonné.
Qu'en pensent les acteurs du monde de la pornographie ?
Si l'idée de devoir prouver leur âge et leur identité pour accéder à du contenu pornographique ne plaît pas aux utilisateurs, dans le monde de la pornographie, tout le monde n'est pas d'accord à ce sujet. L'amendement est notamment soutenu par l'entreprise Marc Dorcel, qui propose d'ores et déjà du contenu payant. Grégory Dorcel, qui a pris la tête de l'entreprise fondée par son père, n'a malheureusement pas pu se rendre disponible pour répondre à nos questions. Toutefois, le fait que le géant du porno soit l'un des rares à avoir été consulté à ce sujet ne plaît pas à tout le monde. "Cela fait plusieurs mois que je milite pour que les travailleurs du sexe soient consultés sur le sujet, sans succès", regrette Eva Vocz, coordinatrice de la Fédération Parapluie rouge, qui regroupe les principales associations de travailleurs et travailleuses du sexe. "Ils auraient pu faire un effort. Au moins pour que cela donne l'impression que ce n'est pas partial."
Carmina, rédactrice en chef du site dédié à la culture pornographique Le Tag Parfait, réalisatrice de films et créatrice de la société de production Carré Rose, ne s'étonne toutefois pas que Dorcel soit en faveur de cette initiative. "Dorcel a tout intérêt à pousser cette loi puisque leur site est déjà payant et qu'ils ne sont pas présents sur les tubes, et même, subissent le piratage qui pullule sur ces derniers. En supprimant l'accès à du porno gratuit, il y a une chance que leur chiffre d'affaires augmente en France puisqu'ils sont parmi les marques qui sont historiques et donc connus de tous. Mais quid des autres productions ? Pour l'instant on a aucune idée de quel va être l'impact mais a priori, toutes les personnes qui produisent du contenu et souhaitent le mettre à disposition gratuitement (en entier ou par extraits) seront concernées. Cela va donc du tube X géré par les multinationales, comme Pornhub ou Xhamster, au petit site d'une performeuse ou d'un couple qui produisent de manière indépendante. Et bien entendu, ce sont ces indépendants qui risquent d'être le plus touchés car les solutions techniques pour se conformer à la nouvelle loi seront potentiellement chères et complexes à mettre en place techniquement. Dans mon cas personnel, pour Carré Rose Films, même si les films ne sont pas en libre accès, il y a des images et des extraits qui pourraient être jugés contrevenant à la loi. Comment alors faire la promotion de mon contenu et attirer de nouveaux consommateurs ?"
Une interrogation légitime, confirmée par Eva Vocz : "Je pense que c'est un pas de plus vers la prohibition. Je trouve que l'amendement est juste aberrant. Ce ne sont pas par exemple les camgirls, qui sont déjà exclues des banques en France, qui vont pouvoir mettre en place ce type de système. Tous les "petits" acteurs du monde du porno ne pourront pas s'adapter", s'alarme-t-elle. "Je pense que Dorcel a suffisamment de monopole pour ne pas être fragilisé par ça. Tout le monde connaît Dorcel. Ce n'est pas le cas des petits créateurs."
Les films pornographiques ne sont pas les seuls concernés
L'amendement voté par le Sénat a pour vocation de bloquer l'accès des sites pornographiques aux mineurs. Mais il possède des ramifications qui vont bien au-delà des vidéos pour adultes. "Tous les artistes qui proposent des oeuvres liées à la sexualité et à la nudité sont concernés", rappelle Eva Vocz. "Le public ne s'en rend pas compte parce que l'on parle principalement de la pornographie, mais il n'y a pas de vraie définition en droit du porno. Donc potentiellement, des contenus qui ne sont pas pornographiques à proprement parler seront concernés. Dans le champ du droit, ça ratisse beaucoup plus large, ce qui fait que les artistes vont être impactés. Toutes les personnes qui font du contenu militant, ou pour de l'empowerment en postant des photos de leur corps pour montrer plus de diversité, seront concernées. Et principalement les minorités, tous les corps qui sont invisibilisés pour qui la nudité peut être un moyen d'émancipation... Tout cela va être considéré comme du contenu pornographique, comme c'est déjà le cas sur Instagram ou sur Facebook".
Carmina s'inquiète également de l'avenir de son magazine qui traite de l'industrie pour adultes : "Il faut comprendre qu'un site comme Le Tag Parfait dont la vocation est en premier lieu d'informer et d'éduquer sur les pornographies pourrait être bloqué car il montre de temps à autre des extraits de films, des images, etc. Comment parler de porno sans jamais en montrer ? Et est-ce que le fait de seulement écrire sur le porno pourrait être considéré comme contrevenant à la loi ?", s'interroge-t-elle.
Porno et violences conjugales : quel est le rapport ?
A l'étonnement de nombreuses personnes, l'amendement sur le blocage des sites pour adultes aux mineurs voté par le Sénat est intégré à une proposition de loi contre les violences conjugales. Un rapport difficile à trouver, puisque, ainsi que le rappelle la rédactrice en chef du Tag Parfait : " Il n'y a aucune étude qui démontre un quelconque lien entre celles-ci et la pornographie. C'est un raccourci qui se base sur un jugement moral et qui démontre une méconnaissance du sujet." Pour elle, c'est une évidence : "L'amendement n'avait pas du tout sa place dans une loi aussi importante que celles contre les violences conjugales."
Mais alors, comment s'est-il retrouvé là ? Eva Vocz apporte quelques éléments de réponse : "Les prohibitionnistes avaient pour intention de faire une énorme loi sur le porno et le travail sexuel en ligne. Sauf que l'on est tard dans le mandat d'Emmanuel Macron, et du coup il était impossible pour eux d'arriver à placer dans l'agenda une loi sur le porno qui aurait eu davantage d'impact. A la place, ils ont dispatché différentes mesures dans différentes propositions de loi. Donc il n'y a pas de lien de causalité entre l'exposition de la pornographie aux mineurs et les violences conjugales. Je pense qu'on peut attendre autre chose de la part des gens qui représentent les citoyens que de faire des lois par association d'idées en surfant sur des peurs."
Blocage des sites pornographiques : en pratique, ça donne quoi ?
Interrogé par BFM Tech, l'avocat spécialisé en droit des nouvelles technologies Alexandra Archambault l'affirme : "Ce blocage est techniquement possible. Sauf qu’en pratique, faute de moyens accordés à la Justice, qui représente le dernier poste de l'investissement public (0,4%, en intégrant la pénitentiaire), il faudrait compter au bas mot 45 jours avant que le blocage soit effectif. Et encore, il s’agira d’un blocage DNS, facilement contournable dans l'état actuel des choses. Plus concrètement, il n'est pas exclu que les plateformes pornographiques conçoivent leurs propres applications maison pour y échapper."
Jeremy, développeur web, a confirmé à Yahoo que la mise en place d'un tel système n'était pas aussi simple d'un point de vue technique : "On n'a aucune visibilité sur les restrictions à mettre en place et le mécanisme de validation de l'âge. Pour le cas de FranceConnect, il faut rappeler que les sites porno sont souvent beaucoup plus visité que les sites institutionnels. Est-ce que la plateforme va tenir la charge face à un afflux de nouveaux visiteurs ?" Pas sûr.
Par ailleurs, les possibilités de blocage sont toujours contournables, selon cet expert : "Il n'existe aucune solution de blocage efficace. La preuve : des sites comme The Pirate Bay existent encore, ainsi que des dizaines de sites "miroir" qui permettent de contourner les blocages. En fonction de ce que les sites vont mettre en place, il y aura automatiquement des moyens de les contourner. Par exemple, si un site international veut s'adapter à la loi française, les utilisateurs pourront utiliser un VPN pour faire comme s'ils y accédaient depuis l'étranger." Des contraintes techniques qui ont notamment entraîné l'abandon du projet de vérification de l'âge des utilisateurs en Grande-Bretagne. Reste à savoir si la France pourra faire mieux.
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