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#CCAbuse : harcelées, menacées sur CuriousCat, elles dénoncent

Upset Teenage Girl by Computer
© Getty Images

CuriousCat est un site comme il en existe bien d'autres sur le net. Sur cette plateforme, les internautes peuvent créer un profil, et répondre à des questions – anonymes ou non – posées par leur communauté. Mais depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois, des femmes sont victimes d'un harcèlement ciblé, violent. Menaces de mort, de viol, attaques envers leurs proches. Inquiètes pour leur sécurité, elles ont décidé de prendre la parole à visage découvert.

Sur Internet, il n'y a rien de plus facile que de devenir anonyme. En quelques clics, n'importe qui peut se créer une adresse email, un compte sur les réseaux sociaux, sans mettre en péril son identité, ou presque. Mais cette liberté, certains n'hésitent pas à en abuser pour se moquer, insulter, harceler. Les cas de harcèlement en ligne sont fréquents, dénoncés régulièrement par les internautes. Mais trop souvent, encore, les plaintes, quand elles sont entendues par les forces de l'ordre, ne débouchent pas sur grand chose. Depuis quelques semaines, un nouveau cas s'est déclaré, sous le hashtag #CCAbuse. Une cinquantaine de femmes dénoncent un harcèlement ciblé, particulièrement violent, et surtout quotidien subit sur la plateforme CuriousCat, où il est possible de poser des questions et d'envoyer des messages anonymes. Une situation qui n'aurait jamais dû avoir lieu, et qui ne peut pas durer.

Des dizaines de femmes prises pour cible

La première à avoir pris la parole pour dénoncer le harcèlement subit répond au pseudo de Naomy Pablo, celle qui a lancé le hashtag #CCAbuse pour regrouper les témoignages des victimes. Interrogée par yahoo.fr, elle explique sa situation : "Les messages ont commencé à arriver début mars, des dizaines par jour, au quotidien. C'est arrivé d'un coup, sans que je sache pourquoi." Généralement, les cas de harcèlement en ligne sont souvent liés à un tweet qui n'a pas été apprécié par certains, ou à la publication de photos, comme ce fut le cas pour le hashtag #JeSuisCute. Ici, il n'y a pas eu d'élément déclencheur. Tous les messages se ressemblent, reprennent les mêmes éléments de langage. Selon les concernées, il s'agirait d'un seul individu, dangereux. "Parmi nous, on pense qu'il s'agit d'une seule et même personne, même si parfois on se dit que c'est peut-être un groupe de trolls, ce qui serait rassurant."

Masha S'explique, elle, a été prise pour cible après avoir réagi au tweet d'une des victimes, ce qui l'a entraînée dans le viseur du harceleur. "Depuis deux mois, je reçois quotidiennement des messages, des menaces. Si je coupe la possibilité de me poser des questions anonymes sur CuriousCat pendant quelques jours, les messages s'arrêtent, et reprennent dès la réactivation de mon compte." Une situation également constatée par Marjorie, qui subit cette situation depuis le mois de janvier, et qui le constate avec énormément d'inquiétude : elles sont sous surveillance. "Nous recevons toutes les mêmes messages, des copiés-collés probablement envoyés avec un logiciel. Mais parfois nous avons des messages "personnalisés", donc oui il nous surveille." Le harceleur est même allé jusqu'à prendre pour cible leurs proches : "Il a adressé des menaces de mort à ma fille, âgée d'un an", confirme Ophélie.

Les messages sont graphiques, terrifiants

"Lorsque j'ai reçu les premiers messages, j'ai eu très peur, j'étais angoissée, désemparée", confirme Naomy Pablo. Il faut dire que l'individu qui les harcèle est particulièrement violent : menaces de mort, de viol... Le tout avec des descriptions très précises de ce qu'il rêve de faire à ses victimes. Il est même allé jusqu'à envoyer des vidéos de personnes se faisant démembrer pour illustrer ses propos. Difficile de ne pas frissonner devant le contenu des messages, qui ont été publiés par les victimes sur les réseaux sociaux. Parfois, les menaces se teintent de racisme, et de sexisme surtout : "Il a une véritable haine des femmes, il fantasme de nous faire du mal", confirme Naomy Pablo.

Jenn confirme et fait état d'un "discours misogyne masculiniste. “L'homme en question se revendique incel, idéologie au nom duquel des attentats et tueries sur des femmes ont été commis. On pourrait se dire que c’est l’équivalent d’un mouvement terroriste donc mais malgré ça, la police ne sait pas ce que c’est et j’ai dû leur expliquer." Toutes les victimes font état d'angoisses et d'inquiétudes. Une véritable peur pour leur santé et leur intégrité... Et celle de leurs proches, également pris pour cibles dans bon nombre de messages. "Je ne comprends pas cet acharnement", soupire Marjorie. "Je me demande qui peut me vouloir autant de mal, au point de m'envoyer des menaces de viol, de torture, de mort de façon si explicite."

Lucille le confirme, elle est persuadée que ces menaces sont dues à leur genre : "Nous nous sommes aussi rendu compte que ces menaces nous étaient destinées en raison de notre genre : nous sommes toutes des femmes féministes et nous le montrons sur nos réseaux."

Attention : les messages contenus dans les tweets ci-dessous sont graphiques et peuvent choquer les personnes les plus sensibles.

La police aux abonnés absents

Face à ces nombreuses menaces, plusieurs des victimes se sont rendues au commissariat afin de porter plainte. Certaines ont réussi à se faire entendre, mais dans la grande majorité des cas, les policiers n'ont pas été à l'écoute. Coline fait partie de celles qui ont pu déposer plainte, très difficilement : "A l'accueil du commissariat, je n'ai pas vraiment été écoutée, et j'ai eu droit à des commentaires du style 'Il faut s'y attendre avec ce genre de plateforme'. Puis je suis tombée sur une personne compréhensive, qui m'a écoutée, questionnée sur les autres victimes, même si elle a changé de sujet quand je lui ai parlé des refus de plainte." A ce jour, la jeune femme n'a pas eu de nouvelles, tous comme les autres femmes ayant porté plainte en leur nom propre. Une situation vécue également par Jenn : "J'ai porté plainte dans l'heure qui a suivi les premiers messages. Les policiers m'ont dit de revenir si je recevais d'autres messages pour un complément de plainte, ce que j'ai fait. Depuis, aucune nouvelle."

Coline a pourtant conscience d'avoir pu porter plainte "relativement facilement". Toutes ses camarades n'ont pas reçu le même accueil : beaucoup n'ont reçu que de l'indifférence, et n'ont même pas été autorisées par les forces de l'ordre à enregistrer une plainte. Naomy Pablo a été en contact avec deux commissariats : "Dans le premier, ils n'ont pas pris ma plainte et totalité, et m'on orientée vers un autre commissariat. Ce dernier a refusé d'enregistrer ma plainte." Face aux difficultés rencontrées par les autres victimes, Marjorie a quant elle renoncé à se rendre au commissariat : "Au vu des témoignages des filles qui disaient que les commissariats refusaient leur plainte ou ne les prenaient pas au sérieux, je n'ai pas eu le courage d'affronter cela. Je laisse notre avocat déposer la plainte en mon nom." Masha S'Explique, elle, a préféré passer directement au cran au dessus : "J'ai décidé d'écrire au procureur pour ne pas avoir affaire à la police", explique-t-elle.

De son côté, le site CuriousCat, qui prône pourtant "une "politique de tolérance zéro" en matière d'intimidation", n'a jamais répondu aux sollicitations des victimes, en dépit des centaines de messages signalés, et des mails envoyés à l'adresse email d'assistance. "Curious Cat ne nous a jamais donné de réponses à nous directement, jusqu'à ce que la presse et Marlène Schiappa s'en mêlent", confirme Ophélie.

"Je trouve leur inaction totalement dangereuse pour leurs utilisateurs/utilisatrices et leur passivité face à ça me met hors de moi, je ne trouve pas ça normal qu'en 2020, à l'heure où le cyber-harcèlement à déjà fait des morts, qu'aucune action ne soit faite de leur part malgré les signalements." "Depuis leur réponse à Marlène Schiappa, rien n'a bougé", confirme Lucille. "Je pense que CuriousCat a fait ça uniquement pour son image."

Contactée par nos soins, la plateforme n'a pas donné suite à notre demande de commentaire dans cette affaire.

Une action groupée en préparation

Faute de réponses concrètes de la part des forces de l'ordre, ou après avoir été refroidies par de précédentes tentatives de plaintes pour harcèlement, les victimes de ce harcèlement ciblé ont décidé de prendre les choses en main. Elles préparent aujourd'hui une action de groupe, menée par Maître Eric Morain. "Je n'ai pas voulu déposer plainte dans un commissariat de crainte de ne pas être prise au sérieux. J'ai donc décidé d'écrire directement à la Procureure de Lille. A ce moment-là Maitre Morain est intervenu et m'a proposé son aide", précise MannyKoshka. "Il a relu ma plainte et l'a déposée le 28 mai, et j'ai pu être entendue au commissariat de Lille le lendemain. J'ai été bien accueillie, mais j'y étais attendue. Je ne sais pas si sans la plainte au Procureure, j'aurai été aussi bien reçue en y allant moi-même, seule. J'avoue que je n'ai pas osé, de peur d'essuyer un refus au niveau de la prise de la plainte voire, d'essuyer de l'indifférence quant à la situation. Mais ça s'est bien passé, il a retracé avec moi la manière dont tout ça s'est déroulé. J'ai même pu joindre les nouveaux messages envoyés par cette personne. Et il a retenu sur la plainte la notion de vulnérabilité liée à mon handicap."

L'avocat continue aujourd'hui à collecter les plaintes et à les déposer auprès des différents procureurs. "Il espère qu'une action conjointe pourra être menée", confie MannyKoshka. Heureusement, la procédure ne coûte pas le moindre centime aux victimes : "L'avocat en charge de notre affaire est en lien avec Marlène Schiappa", précise Marjorie. "Il ne nous demande aucun honoraire."

Elles veulent faire passer un message

Face à leurs messages sur les réseaux sociaux, pour alerter le grand public et mettre en garde d'autres potentielles victimes, les concernées par ce harcèlement se sont souvent vues confrontées à une interrogation : pourquoi ne suppriment-elles pas leurs comptes sur CuriousCat ? Parce qu'elles estiment tout simplement que ce n'est pas à elle de changer d'attitude face à des harceleurs. "Rejeter la faute sur les victimes est un comportement nocif et toxique", clame Naomy Pablo. Un avis partagé par ses consoeurs : "Ce n'est pas aux victimes d'être doublement pénalisées. Sinon, les femmes ne sortiraient plus, resteraient cloîtrées sans réseaux, sans communications avec le monde extérieur pour éviter de subir des agressions. Je refuse de laisser ces moins-que-rien se sentir légitimes à m'agresser et me casser d'un espace d'expression", affirme Masha S'explique.

Pour Coline, le problème va même plus loin : "Ça montre que la société n'est pas déconstruite vis-à-vis des femmes et qu’il y a un sexisme qui reste inconsciemment présent, on cherche pas à punir le coupable mais à modifier le comportement des victimes." La jeune femme tient également à protéger d'autres potentielles victimes, quitte à devoir encaisser elle-même les attaques : "Quitter Curiouscat engendrerait une nouvelle vague de victimes, c’est évident qu’il ne peut pas s’empêcher d’envoyer des menaces. Envoyer des centaines de messages violents par jour, et passer la moitié de ses journées à le faire ça montre bien que ça relève du besoin de faire peur. Si les femmes menacées suppriment leur compte, il en trouvera 50 autres et ainsi de suite. Il faut agir à son niveau, pas au nôtre."

Naomy Pablo, initiatrice du mouvement, livre une analyse pertinente : "Ce n'est pas parce que c'est sur les réseaux que c'est moins grave. Notre société évolue et internet est toujours plus présent dans nos vies. Il faut le prendre en considération, et avancer afin que l'impunité puisse cesser." "C'est sur internet, mais derrière ces messages : c'est une personne réelle", confirme Ophélie. "Il y a un potentiel tueur, un potentiel violeur qui s'y cache et on ne devrait pas prendre sa parole à la légère, car nous ne savons pas s'il a déjà agi ou s'il agira bientôt."

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