EN IMAGES - Couples mythiques : Jean Cocteau et Jean Marais, l’art d’aimer
Entre Jean Marais, l’acteur le plus populaire de l’après-guerre, et Jean Cocteau, l’artiste le plus éclectique de sa génération, se noua une relation à la fois profonde, sincère, et unique en son genre. À l’occasion du triste anniversaire de la mort de Jean Marais, le 8 novembre 1998, retour sur une histoire dans laquelle s’entremêlèrent jusqu’au bout art d’aimer et amour de l’art.
Cocteau au bord du précipice
Quand Jean Marais rencontre Jean Cocteau pour la première fois, l’auteur des La Difficulté d’être est au plus mal. À 48 ans, celui qui symbolisait l’avant-garde littéraire et théâtrale fume une trentaine de pipes d'opium par jour, en dépit de ses nombreuses cures de désintoxication. En outre, ses anciens amis surréalistes l’ont abandonné. À commencer par André Breton, qui ne supportait plus son style trop frivole et son goût des mondanités, et le surnommait alors “le balai à crotte”.
Chanel, n°1
Maigre comme un chat de gouttière, cloîtré dans sa chambre de l’hôtel Claridge, l’artiste a perdu le goût de vivre. Il ne doit alors son salut qu’à l’énergie bienfaisante de sa grande amie Coco Chanel. “Tu écris et dessine mieux que les autres, la poésie sort de tes veines, tu as révolutionné le théâtre”, lui écrit la styliste. Bien décidée à remettre son camarade d’aplomb, elle lui propose alors de l'aider financièrement à monter sa prochaine pièce, Œdipe Roi. Jean Cocteau ne le sait pas encore, mais cette entreprise va lui sauver la vie… Et lui faire rencontrer l’amour.
Une rencontre salvatrice
Cocteau court alors dans tout Paris à la recherche d’un théâtre et de comédiens. Parmi les jeunes hommes qu’il auditionne, il est tout de suite subjugué par la beauté de l’un d’entre eux, qui ressemble trait pour trait aux jeunes éphèbes qu’il dessine depuis des années. “Je ne l'ai pas connu, je l'ai reconnu”, dira-t-il plus tard. Ce jeune premier, de 24 ans son cadet, n’est autre que Jean Marais.
Une (re)naissance
“Je suis né deux fois, le 11 décembre 1913 et ce jour de 1937 quand j’ai rencontré Jean Cocteau”, expliquera des années plus tard Jean Marais. Et pour cause : c’est grâce à son rôle dans l’adaptation du poète de la tragédie de Sophocle que sa carrière a véritablement commencé. Toutefois, si l’artiste est en admiration devant sa muse, le public ne le voit pas du même œil : le soir de la première, le jeune comédien est hué par la salle. La presse n’est pas plus indulgente et traite ce dernier de “plus mauvais acteur de France”.
Envers et contre tous
Qu’importe les critiques sur sa voix frêle et son jeu hésitant : Jean Cocteau reste ébloui par Jean Marais, à qui il pense déjà pour sa prochaine pièce. Au comble de l’amour, le poète lui déclare sa flamme. “Je suis amoureux de vous”, dit-il simplement. “Moi aussi”, lui répond le jeune acteur à sa grande surprise. Plus tard, ce dernier avouera avoir menti alors pour obtenir le rôle. Ce qui ne l’empêchera pas de tomber lui aussi amoureux de son Pygmalion, subjugué à son tour par son talent et sa profondeur.
D’un cocon à l’autre
Très vite, les deux amants emménagent ensemble dans un petit appartement, à quelques pas du Palais Royal. Pour la première fois, à 48 ans, Jean Cocteau quitte le domicile de sa mère, avec laquelle il a noué une relation fusionnelle depuis le suicide de son père quand il était encore enfant. Pour Jean Marais, qui n’a que 24 ans, il s’agit aussi du premier envol hors du nid familial. C’est pourtant lui qui se charge de l’intendance du nouveau foyer, son compagnon étant plus à l’aise avec la scansion des vers qu’avec le maniement des casseroles. La star saura néanmoins remercier à sa manière son protégé.
“Je souffrais de me sentir bête”
À la manière d’un sculpteur, Jean Cocteau va en effet modeler, avec bienveillance, les goûts culturels de Jean Marais. “Quand j’ai rencontré Jean, je souffrais de me sentir bête. J’avais un complexe énorme. Mais très vite, il m’a enlevé ce complexe, en me montrant que la bêtise n’était pas ce que je croyais, et que je la confondais avec l’inculture”, confiera la star dans une interview télévisée plus de vingt ans après. Cocteau, qui a fréquenté tout ce que le monde des arts compte de sommités, de Picasso à Proust en passant par Nijinski, ouvre à son amant les portes du temple de la culture.
Le déclic
Aveuglé par l’amour qu’il porte à Jean Marais, Jean Cocteau crie au génie dès qu’il voit son amant entrer en scène. Fort heureusement, l’acteur est plus lucide, reconnaissant sans peine à l’époque être “terriblement mauvais”. Travailleur acharné, il parvient malgré tout en 1938 à se hisser à la hauteur des attentes du public dans la nouvelle pièce de l’auteur, Les Parents terribles. Acclamé par la foule lors de la première, il change alors de statut, et se mue en grand espoir du théâtre français. “Jean a eu droit à une trentaine de rappels. Il était déjà dans sa loge, déshabillé. Il a fallu qu’il enfile de nouveau son costume, et a de nouveau eu droit à une trentaine de rappels”, se souviendra plus tard son compagnon.
L’épreuve de la guerre
Le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale conduit Jean Marais au front. Cocteau lui écrit “Tu es ma patrie”, et tremble à l’idée de perdre son “Jeannot”. En 1940, son régiment éparpillé lors de la débâcle, l’acteur retrouve son Pygmalion à Paris. Lequel écrit deux pièces de théâtre destinées à son cher et tendre, qui avale de son côté toute l’œuvre de Stendhal. À la réouverture des théâtres, les deux hommes remontent sur scène, et se font éreinter par le journal collaborationniste et antisémite Je suis partout. Devant les critiques virulentes d’Alain Laubreaux, qui voit en Cocteau l’un des responsables de la décadence de la France, Jean Marais explose, et finit par “corriger” le critique.
L’émancipation… Et la haine
Trouvant que Jean Cocteau est mal à l’aise dans la mise en scène des jeunes gens, Jean Marais s’émancipe peu à peu de son mentor, et commence à produire, mettre en scène et jouer dans ses propres pièces (notamment Andromaque et Britannicus). Mis à l’index par le ministre de l’Information, le comédien devient la cible de la haine du groupuscule d’extrême-droite des Volontaires Français. Tout comme son âme sœur, qui est passée à tabac en marge de l’un de leurs défilés.
L’envol et l’abandon
En dépit de ces brimades, la carrière de Jean Marais décolle. Lui qui a longtemps couru le cachet et mal digéré son échec au Conservatoire croule désormais sous les sollicitations. Avec le succès arrivent aussi les premières tentations… Auxquelles le jeune homme cède, au grand dam de Jean Cocteau, contraint de supporter les aventures de son amant volage. Parfois même sous son propre toit.
“Je suis comme un stylo dont le sang s’écoule à grands flots”, glisse-t-il un jour sous la porte de la chambre de l’acteur, au désespoir. L’artiste revit alors les tourments entrevus vingt ans auparavant, alors qu’il vivait une folle - et brève - passion avec le poète Raymond Radiguet.
Le compromis
Pour ne pas sombrer dans le même abîme qu’à l’époque, Jean Cocteau propose à Jean Marais un compromis : en échange de sa fidélité affective, l’acteur peut aller voir ailleurs, à condition qu’il ne lui cache rien. Dès lors, dans leur petit appartement de la rue de Montpensier, il ne sera pas rare de voir de jeunes hommes aller et venir, sans que cela n’affecte la paix du ménage.
De la scène à l’écran
Par amour pour Jean Marais, Cocteau s’intéresse de plus en plus au cinéma, qui fascine son amant. Il lui écrit des films sur-mesure, à l’image de L’Eternel retour en 1943, dans lequel le comédien peut donner libre court à sa virilité. Une fois encore, le succès est au rendez-vous, et ce dernier devient un véritable sex-symbol assailli par les jeunes femmes. Mais le meilleur est à venir.
La Belle et la Bête
À la Libération, après s’être victorieusement défendu de toute forme de collaboration avec l’ennemi, Jean Cocteau commence le tournage de son chef-d’œuvre, La Belle et la Bête. Sans surprise Jean Marais tient le premier rôle. Le film reçoit un accueil triomphal.
Pour la première fois, un couple d’hommes attire la lumière du succès parisien. Les deux amants sont alors tellement liés l’un à l’autre qu’on les surnomme “Jean Cocrais, et Jean Marteau”.
Une complicité artistique sans borne
Dans les années d’après-guerre, la complicité artistique des deux hommes ne cesse de s’approfondir. La mécanique est bien huilée : le premier écrit pour le second, qui joue pour le premier. Orphée, L’Aigle à deux tête, Ruy Blas… Autant de collaborations, autant de succès. Une réussite qui leur permet de faire l’acquisition d’une somptueuse demeure à Milly-la-Forêt. Cocteau en occupe le premier étage, et Marais le second, même s’il le déserte de plus en plus souvent. Le poète trouve alors du réconfort dans les bras de “Doudou”, leur jardinier, auquel il va jusqu’à offrir un rôle dans Les Enfants terribles.
Une autre vie
Cocteau délaisse finalement la maison en 1950, pour s’installer en compagnie de “Doudou” chez Francine Weisweller, l’héritière de l’empire Shell. Dans sa propriété de Santo Sospir, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, il peint des fresques sur tous les murs, et profite de la douceur de vivre. Dans ce havre de paix, il oublie les tracas du fisc, et les difficultés financières entraînées par sa ruineuse consommation d’opium. De ce tableau tranquille, Jean Marais est de plus en plus absent. Ses rôles de justicier, de gangster ou encore de mousquetaire ont fait de l’ex jeune premier l’acteur préféré des Français. Une notoriété qui l’éloigne des rivages de la jeunesse et de son mentor.
Toujours à son chevet
Pourtant, quand Jean Cocteau, de nouveau seul après douze ans de vie commune avec Francine Weisweller, fera un infarctus peu après la sortie du Testament d’Orphée, Jean Marais n’hésitera pas une seule seconde pour se précipiter à son chevet. Il l’accueillera chez lui, et le remettra sur pied. Un temps seulement : victime d’une nouvelle attaque après avoir appris la mort de son amie Edith Piaf, le poète meurt le 11 octobre 1963 dans sa demeure de Milly-la-Forêt.
“Il a été pour moi ce qu’aucun père n’aurait pu être”
Revenant des années plus tard sur le rôle que Jean Cocteau a joué dans sa vie, Jean Marais dira ceci : “Il a été pour moi ce qu’aucun père n’aurait pu être. Jean était ma tête, mon intelligence. (…) Je lui dois tout.” Durant les quarante années qui suivirent, il entretiendra avec dévotion la flamme du souvenir de celui qui fut à la fois son mentor, son amant, et son ami. Jusqu’à ce qu’il finisse par le rejoindre à son tour au paradis des poètes.