Dans "Outre mères", Sophie Adriansen et Anjale évoquent le scandale "totalement oublié" des avortements forcés à La Réunion

Dans les années 1960 et 1970, des milliers de femmes sont avortées et stérilisées de force sur l’île de La Réunion. Au même moment, dans l'Hexagone, les féministes se battent pour légaliser l’avortement en France. Dans la BD "Outre mères, le scandale des avortements forcés à la Réunion", Sophie Adriansen et Anjale reviennent sur ce "scandale oublié".

Avec la bande-dessinée "Outre mères" (éd. Vuibert), Sophie Adriansen et Anjale exhument un scandale passé à la trappe : celui des avortements et stérilisations forcés sur l’île de La Réunion. Sophie Adriansen, l’autrice de la BD, explique avoir eu vent de cette mutilation sordide et abusive en lisant "Le ventre des femmes" de Françoise Vergès, paru en 2017. Son envie de raconter cette histoire oubliée résulte de l’absence de résonance de l’affaire. La dessinatrice, Anjale, elle-même originaire de La Réunion, tombe des nues en découvrant que ni elle, ni ses amies, ne sont au courant du sort qui a été réservé à ses compatriotes.

À travers le destin croisé de deux personnages fictifs, Lucie, une jeune femme victime d’un avortement forcé à la Réunion, et Marie-Anne, une étudiante ayant eu recours à un avortement clandestin, à Paris, l’autrice et la dessinatrice racontent comment le corps des femmes a été sous le joug de volontés politiques françaises.

Dans les années 1960 et 1970, alors que l’avortement est toujours interdit dans l'Hexagone et que les femmes n’ont d’autres recours que l’avortement clandestin, un millier de femmes ont été avortées et stérilisées de force à la clinique orthopédique de Saint-Benoît, alors dirigée par le Dr David Moreau, notamment proche de Michel Debré, l'ancien Premier ministre de Charles de Gaulle, devenu à l'époque leader de la droite réunionnaise.

Les victimes enceintes, pour la plupart pauvres et illettrées, consultaient un médecin traitant, le nom du docteur Ladjedj est le plus souvent mentionné, pour des maux variés. Ce dernier les renvoyait vers la clinique Saint-Benoît. "Plusieurs scénarios ont mené aux avortements forcés. Des femmes qui venaient pour des problèmes médicaux tels que l’appendicite. Ça va être le cas du personnage que l’on présente dans cette bande dessinée. Ça pouvait être des femmes qui allaient pour des contrôles de leur suivi de grossesse, et on leur disait qu’il pouvait y avoir une urgence dans la prise en charge de leur suivi…", explique Anjale, la dessinatrice du bouquin. Elles étaient alors hospitalisées et opérées pour des motifs autres que des interruptions de grossesse. "Elles s’en rendaient compte à leur réveil, et parfois ces avortements étaient assortis de stérilisation. Ces choses pouvaient être marquées dans les comptes-rendus d’opération. Mais, à La Réunion à cette époque, beaucoup de femmes sont illettrées et ne pouvaient pas se rendre compte de ce qu’elles subissaient."

Vidéo. "Ces femmes avortées de force étaient pauvres et illettrées"

Ces opérations, qui n’étaient jamais présentées comme des avortements, étaient toutes remboursées par la Sécurité sociale. Alors, pourquoi ce scandale n'a jamais inquiété les autorités sanitaires ? Dans leur bande dessinée, Sophie Adriansen et Anjale insistent sur la politique antinataliste en vigueur à l’époque sur l’île de La Réunion, à contre-courant de celle menée dans l’Hexagone.

"Il y avait la peur des naissances nombreuses chez les familles pauvres et racisées de l’île. C’est dans un but de contrôle de la démographie des outre-mers que sont réalisées ces interventions." Le médecin Ladjedj aurait même déclaré lors du procès avoir agi avec l’autorisation du politique pour "contrôler la démographie sur l’île". Anjale précise que le médecin Ladjedj "est le médecin qui a effectué le plus d’avortements sur l'île, plus de mille par an".

Dans une interview accordée à 20minutes.fr, Sophie Adriansen déclare que les médecins avaient empoché "des sommes d’argent colossales grâce au remboursement abusif de ces actes par la Sécurité sociale". Se pose alors la question du niveau de connaissance des autorités sanitaires françaises. Comme le précisent les autrices, au moment du procès, la Sécurité sociale ne portera pas plainte pour la fraude et les sommes détournées.

Après plusieurs mois d'enquête et d'instruction, un procès a lieu en février 1971. Parmi le millier de victimes, seules 36 femmes ont décidé de porter plainte pour les avortements subis. "Il y avait une très grande honte, encore aujourd’hui, de parler de cette affaire."

Les condamnations prononcées ne reflètent pas la gravité des faits reprochés. Les médecins incriminés ont été déclarés coupables et condamnés en première instance. Lors du procès en appel des soignants poursuivis, deux d’entre eux ont été relaxés. Seul le docteur Ladjedj a été condamné à 3 ans de prison dont 18 mois avec sursis et à une amende de 3,6 millions de francs. Les faits de stérilisation forcée n’ont pas été jugés.

Quant aux plaignantes, elles ont été déboutées. "Ce qui est assez scandaleux. Ces femmes, qui étaient très pauvres, se retrouvent à devoir payer leurs frais de justice et ne pas avoir de reconnaissance."