Éliette Abecassis ("De l’âme soeur à Tinder") : "Si l’on rationalise la relation amoureuse, on va perdre notre humanité"
Dans son dernier livre, "De l’âme soeur à Tinder" (éd. Larousse), Éliette Abécassis explore toutes les subtilités du rapport de la nouvelle génération à la relation sentimentale. Pour elle, il faut plus que tout réenchanter l’amour, pour que survive l’humanité. "Parce que l’amour touche à l’essence-même de l’homme.". Et pour ce faire, il faudrait déjouer le "piège de la rationalisation des sentiments" qui passe par la technologie. Pour Yahoo, Éliette Abécassis est revenue sur la naissance de cette réflexion.
Souvenez-vous : en 2016, "La La Land", le film musical de Damien Chazelle, connaissait un succès sans précédent dans les salles obscures. L’histoire d’une rencontre à Los Angeles entre Mia, jouée par Emma Stone, et Sebastian, incarné à l’écran par Ryan Gosling. Dans la Cité des Anges, ces deux âmes esseulées et ambitieuses cherchent à réaliser leurs rêves tout en construisant une relation sentimentale. C’est après avoir regardé ce film qu’Éliette Abécassis s’est dit "qu’il y avait eu un changement des moeurs" dans nos sociétés. La raison ? La fin du film, qui a donné lieu à une véritable réflexion philosophique, déclinée dans le dernier livre de l’autrice, "De l’âme soeur à Tinder".
Vidéo. "Les ados ne veulent plus de relation passionnelle parce qu'il disent que ça fait souffrir"
"Maintenant, c’est 'un de perdu, 10,000 de retrouvés'"
Spoiler : à la fin de "La La Land", Mia et Sebastian ne finissent pas ensemble. Ce qui "sort des codes" selon Éliette Abécassis. "Ils suivent finalement leur chemin personnel. Et là je me suis dit ‘Mais il n’y a plus de comédies romantiques en fait aujourd’hui. Qu’est-ce qui est en train de se produire dans notre société ?’" Si l’on compare la fin de "La La Land" à celles d’autres films mettant en scène des romances dans les années 60, ou même plus tôt dans les années 2000, il est vrai que le "happy end" semble n’être plus qu’une idée désuète. Voire ringarde. C’est précisément cela qui a mené Éliette Abécassis à l’écriture de son livre : "Je pense qu’il y a un vrai changement, de culture, de civilisation, un changement de rapport à l’amour" a-t-elle expliqué à Yahoo. Pour l’autrice, le mythe de l’androgyne développé par Platon sort peu à peu des croyances populaires. Ce mythe qui suggère qu’à l’origine des temps, nous n’étions qu’un être composé de deux êtres, séparés en deux par les Dieux. Depuis, chacun et chacune cherche sa moitié. La fameuse histoire de l’âme soeur.
Pour Éliette Abécassis, ce mythe n’attire plus foule. Aujourd’hui, la majorité semble adhérer à "une autre mythologie, qui est celle du développement personnel. On doit trouver son épanouissement en soi, et non pas en cherchant l’autre." Vous avez d'ailleurs déjà entendu cette phrase sur un plateau de télé ou dans une discussion entre ami.e.s : "Avant d’aimer quelqu’un, il faut s’aimer soi-même." Selon l’autrice, ce changement de moeurs et de rapport à l’amour est sans doute la conséquence d’une "montée de l’individualisme" et des (pas si) nouveaux modes de communication, comme les applis de rencontre.
Que risque-t-on à laisser l’algorithme se charger de trouver LA bonne personne pour nous ? Éliette Abécassis explique : "On a un rapport aux individus du monde entier, et ce, depuis chez nous, à partir de notre portable. Et cette multitude, évidemment, va complètement à l’encontre de la recherche de l’unique, l’âme soeur, la seule personne à laquelle nous allons nous raccorder. Là c’est un de perdu, 10.000 de retrouvés ! Et ce, dans une soirée. Cette multiplication des possibilités et des choix, peut-être, tue le choix. Parce que trop de choix, égare l’individu."
La passion n’intéresse plus les ados
En explorant tous ces changements de moeurs, Éliette Abécassis a dressé un autre constat : "La passion est vue de façon négative." Finies les déclarations enflammées et les histoires tumultueuses dépeintes dans beaucoup de films et livres. La nouvelle génération serait dans le rejet de ces codes ultra romantiques, sur lesquels elle jette désormais un oeil cynique, voire méfiant. Pour en être sûre, Éliette Abécassis a soumis plusieurs adolescents à un questionnaire. Et le résultat est sans appel "Ils disent tous qu’ils ne veulent pas la passion parce que ça fait souffrir, parce que ça ne dure pas. Il y a une véritable rationalisation de l’amour."
De nos jours, beaucoup s’en remettent aux applis de rencontre pour trouver l’amour. Certains vont même jusqu’à faire confiance "à la science" en se mariant à l’aveugle dans des émissions de télé. Ce qui, après tout, tombe presque sous le sens compte tenu de la société technologique dans laquelle nous vivons, et des avancées scientifiques et philosophiques. Pour Éliette Abécassis, il est possible de conjuguer passion et technologie, "qui n’est ni bonne ni mauvaise" : "Il faut arriver à reprendre le contrôle de la technologie, afin de rétablir du lien social et du lien amoureux, ce qui peut tout à fait se faire grâce à la technologie. Il ne s’agit pas de la rejeter du tout."
Des "mots d’amour" pour contrer la technologie
Oui, le constat n’est pas si négatif que ça à y regarder de plus près. Éliette Abécassis l’assure : "Il y a une chance formidable dans notre époque, c’est le fait que l’on puisse sans cesse écrire." Aujourd’hui, l’échange est favorisé et surtout facilité. Si les amoureux d’autrefois se courtisaient par voie postale, avec tous les délais que cela implique, aujourd’hui, l’échange amoureux est plus direct. "On peut s’envoyer des textos à tout moment. Il y a une facilité de l’écriture. Et je crois que l’amour vient par les mots. Il n’y a pas d’amour sans mots d’amour, sans histoires d’amour, sans mythes amoureux. Les mots amoureux c’est une façon de réenchanter l’amour, cultiver l’art du texto amoureux" estime l’autrice, qui rappelle qu’il est "important de s’écrire dans l’amour, pas simplement le dire."
Ces mots d’amour, pour Éliette Abécassis, représentent aussi "une façon de déjouer le piège de la rationalisation technologique, de pouvoir détourner la machine au profit du sentiment." Rencontrer quelqu’un sur une appli de rencontre est une chose, échanger avec en est une autre. Ce sont ces mots qui joueront une place importante dans la relation sentimentale. C’est pourquoi l’autrice plaide pour l’échange, avant tout : "Ce qui est en train de se passer est un enjeu essentiel de notre société. Parce que la relation amoureuse c’est la relation sentimentale par excellence. Si l’on rationalise la relation amoureuse, si on la laisse être le jeu de l’algorithme, alors on va perdre tout simplement notre humanité. Parce que l’amour touche à l’essence même de l’homme."
Pour autant, Éliette Abécassis n’est pas de celles qui diront que "c’était mieux avant". Bien au contraire : "Je n’ai aucun regret pour l’époque d’avant. Moi j’observe notre époque en philosophe et je ne regrette pas du tout l’époque de Jane Austen où ces héroïnes pleines de désir d’amour se retrouvaient véritablement sur un marché de l’amour. La seule chose qui est finalement inquiétante, c’est qu’il ne faudrait pas que la relation se vide du sentiment et que le sentiment soit lui-même attaqué par cette segmentation, et ce flux cognitif auquel nous sommes sans cesse soumis. Si bien que plus personne n’ait envie de s’investir ou de s’engager sentimentalement ou émotionnellement dans une relation."
Article : Sarah Mannaa
Vidéos : Carmen Barba
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