"Tout de suite, on me demande si je n'ai pas peur de me faire draguer" : Ces femmes en couple qui décident de partir seules en voyage
Elles sont en couple, amoureuses, mais choisissent régulièrement de voyager seules, laissant leurs compagnons à la maison. Quelles sont les motivations de ces femmes qui assument leurs envies d'ailleurs tout en restant fidèles à l'homme qu'elles aiment ?
Annoncer partir seule en vacances peut encore aujourd'hui déclencher des interrogations. La "malheureuse" est-elle si insupportable que personne ne la tolère plus de quelques heures ? Pire : est-elle misanthrope, mal-aimée, délaissée ? Et quand cette voyageuse solitaire est en réalité une femme accompagnée dans la vie, la nouvelle déconcerte encore davantage. Surtout lorsque ce mode de voyage devient une habitude ancrée. Très vite, c'est alors sa vie de couple qui est couverte de suspicions. Aux yeux des personnes non informées et/ou (trop) conformistes, ce voyage en solo ne peut traduire qu'un besoin de distance, de réflexion. Il n'en est pourtant parfois rien. "J'aime mon copain plus que tout, et je ne cherche pas à m'échapper, ni à échapper à une problématique de couple en partant seule tous les ans. Cela n'a rien d'une fuite ni d'une mise à l'écart. Ce n'est pas CONTRE lui, mais POUR moi et il l'a tout à fait compris", raconte à ce sujet Anita qui revient d'un mois de road trip en solo au Portugal.
"Vous aviez bien des rêves à vous avant de le rencontrer, non ?"
Parfois, ce choix découle simplement d'une incompatibilité d'emplois du temps, de capacités (financières, physiques ou émotionnelles) ou d'envies. Enseignante, Laïné, du blog VahineOtaku, dispose de beaucoup plus de temps libre que son compagnon. "C’est certainement égoïste, mais je me vois mal passer mes vacances à la maison, juste parce que lui ne peut pas partir". D'autant plus que leurs élans ne les poussent pas toujours vers les mêmes destinations : son compagnon est "branché grandes villes" tandis qu'elle affectionne "la nature et les petits villages traditionnels". Céline, elle, a pris le pli de voyager sans son mari après avoir découvert qu'il ne pourrait pas la suivre dans ses appels du large : s'il l'avait assurée voyager régulièrement lors de leur rencontre, la jeune femme a découvert plus tard qu'il avait peur de l'avion ! Une sorte de pacte a alors été scellé : "je le laissais vivre sa passion (les voitures américaines dont il possède quelques spécimens) et il me laissait vivre la mienne, même sans lui".
Mais le plus souvent, se cache derrière ces voyages sans conjoint, une envie d'expérimenter d'autres facettes de soi. "Même si votre cher et tendre vous complète parfaitement, vous aviez bien une personnalité, des aspirations et des rêves à VOUS avant de le rencontrer, non ?", interroge Laïné, qui invoque son attrait pour le défi. Affronter sans le soutien de son homme les pépins du voyage lui donne le sentiment "doublement gratifiant" d'être "une vraie aventurière". Solène a elle pris conscience de son besoin de liberté après une relation (trop) fusionnelle avec son ex-mari. Lorsqu'elle a rencontré son nouveau compagnon, continuer de voyager seule de temps à autre lui a semblé évident. Alors que leurs escapades en duo sont dédiés à la découverte de nouvelles cultures, Solène qualifie ses périples en solo d'"initiatiques". Le premier du genre, suite à un burn out parental, l'a aidée à "intégrer le départ de [s]a fille du foyer familial". Comme le décrypte Lucie Azema dans son essai Les femmes aussi sont du voyage, ces départs en solo, loin d'être accessoires, permettent aux femmes de "se réapproprie[r] non seulement le dehors, mais aussi le dedans, car il[s] crée[nt] un aller-retour de l'un vers l'autre...".
La voyageuse, ni proie ni tentatrice
Difficile cependant pour la société de reconnaître aux femmes leur droit à la solitude et leur envie de s'appartenir entièrement. Solène se rappelle encore des cris d'effroi de son ex-belle mère, lorsqu'elle lui a annoncé partir marcher quatre jours, avec sa toile de tente sur le dos, mais sans mari ni enfants... Une femme, qui plus est mère, ne pouvait pas s'échapper ainsi ! Seules dans une région du monde dont elles ont tout à découvrir, on les soupçonnera même de vouloir accrocher d'autres regards masculins, de "voir ailleurs". "Tout de suite, on me demande si je n'ai pas peur de me faire draguer ! Comme si je n'avais pas la capacité de résister aux avances", explique Anita qui ressent parfois dans ces remarques une forme de culpabilisation détournée. "C'est comme si on me reprochait de me rendre disponible pour d'autres, alors que je me fais rarement draguer, tant je me soucie peu de mon apparence. Quand j'explore, j'adore parler à des inconnus, faire des rencontres, mais je me sens asexuée. Oui je voyage seule, mais je ne suis ni en quête de protection ni de coups d'un soir exotiques", ajoute celle qui n'hésite pas à exhiber son alliance en cas de besoin.
Les insinuations sont d'autant plus courantes que jusqu'il y a peu, la figure de la voyageuse n'existait pas. Et le mot "aventurière" renvoyait à une toute autre notion. En 1900, ce mot désignait "une femme sulfureuse, une courtisane, une intrigante, qui court les aventures beaucoup plus qu’elle ne part à l’aventure", explique Lucie Azema. Dans la littérature, deux représentations misogynes de la voyageuse cohabiteraient, selon l'autrice : "Elle serait soit une novice, une incompétente qui a peur de tout et n'est capable de rien, soit une traînée, une fille de mauvaise vie qui expose sa vertu aux quatre coins du monde". Historiquement, la femme incarne l'immobilisme, la captivité et l'attente. Elle était celle qui accueillait son époux à son retour d'exploration, élevait leurs enfants, comme Pénélope avec Ulysse. Mais jamais celle qui prenait le large. Si les hommes prouvent leur virilité par le voyage, "ce n'est pas le cas pour les femmes ", selon Lucie Azema. Alors, "en partant et en étant autonomes, elles s'éloignent de ce que la société leur prescrit".
"Mon voyage m'appartient"
Face à leur besoin d'émancipation par le voyage, certaines femmes peuvent heureusement bénéficier aujourd'hui du soutien de leurs compagnons. "Il sait que je suis droite, honnête, que je n'aime que lui et qu'il est avec moi, même à l'autre bout du monde", explique Céline. Après un voyage à Chicago et un futur séjour au Canada en octobre, l'aventurière a déjà prévu son périple des 40 ans en Nouvelle-Zélande, sans son mari. La confiance que lui témoigne ce dernier lui permet de profiter de ses séjours avec une légèreté respectueuse et de faire "tout ce dont elle a envie" : "Je ne vais bien sûr pas dans les boîtes de nuit louches, je ne passe pas de soirées ou de jours avec des hommes rencontrés sur le coin d'un bar. […] Mais (quand je fais quelque chose), je ne me demande pas si mon mari serait d'accord. Je suis mon envie du moment. Mon voyage m'appartient...".
Solène ne se sent pas le devoir de demander la validation de ses projets de voyages à son compagnon. "Quand je me suis inscrite pour aller nager avec les dauphins en Égypte au mois d'octobre, je ne me suis pas posée la question de lui en parler !". Et elle va même plus loin, en expliquant ne pas lui donner de nouvelles lorsqu'elle est en voyage, d'un commun accord. Outre la nécessité de couper avec les réseaux sociaux et le téléphone, elle explique avoir besoin de "ne pas partager tout de suite ce qu'elle vit et de ne le vivre que pour elle". Les retrouvailles, intenses, sont alors l'occasion "d'échanger profondément sur ce qu'ils ont vécu l’un sans l’autre". Chez ces femmes, la liberté réside autant dans la prise de décision qu'une fois arrivées sur les lieux de découvertes : elles vivent leurs expériences avec pour seules boussoles leurs instincts, et sans le poids internalisé des attentes conjugales. Une parfaite illustration de cette phrase de Reine Malouin : "La liberté ne se donne pas, elle se prend".
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