Elles dénoncent le tabou de l'infertilité : "C'est un problème de couple mais pour la société, c'est une histoire de femmes"
"Tout s'est bien passé, merci" (éd. Fayard) relate le parcours de deux femmes liées par un projet des plus communs : devenir maman. Caroline Vigoureux et Julie Fichera vont découvrir le chantier titanesque que cela peut constituer et les divers chemins pour y arriver. "Tout s'est bien passé, merci" est un ouvrage pour démystifier le tabou de l'infertilité.
Lorsqu'on les questionnait sur leurs grossesses, Caroline Vigoureux et Julie Fichera répondaient : "Tout s'est bien passé, merci". Avec le recul, elles comprennent que cette phrase reflète l'image toxique que la société fait peser sur la maternité : évidence et simplicité. Les deux jeunes femmes sont amies depuis qu’elles ont l’âge de 5 ans. Main dans la main, elles ont traversé les diverses étapes qui jalonnent la vie d’une femme. Et c'est ensemble qu'elles ont expérimenté les difficultés à devenir mères.
Leur parcours, bien que radicalement différents, traduit le même mal-être : le désir d’enfant couplé à la pression pour que tout aille vite et bien. "Il y a cette idée communément admise que tout ce qui touche à la grossesse et à la maternité, de manière générale, n’est censé être qu’un pur bonheur. Il y a des choses évidemment merveilleuses, mais on montre trop peu tout ce qui peut précéder. On vit dans une société qui véhicule l’idée qu’avoir un enfant n’est qu’heureux. Or la réalité est parfois beaucoup plus complexe." Dans "Tout s'est bien passé, merci", les autrices questionnent le tabou autour de l'infertilité. Une situation qu'elles vont éprouver et endurer à différentes échelles.
Vidéo. "Avec cette phrase, on alimentait le tabou de l'infertilité"
Une PMA "tout ce qu'il y a de plus classique"
Pour Caroline Vigoureux, les difficultés commencent à l'aube de ses trente ans, lorsqu'elle souhaite ardemment devenir mère. Elle n'a pas encore 25 ans lorsqu'elle tombe accidentellement enceinte. Après avoir pris conscience tardivement de sa grossesse, la journaliste est contrainte de se rendre au Royaume-Uni pour avorter (le délai maximum pour l'IVG ayant été dépassé en France). Cet événement traumatisant ne viendra pas la hanter lorsque son désir d'enfant se manifestera quelques années plus tard. Pourtant, le bébé n'arrive pas. Cyril, le compagnon de Caroline, souffre d’un problème de mobilité des spermatozoïdes, c’est-à-dire que ses spermatozoïdes peinent à remonter le col de l’utérus. Le couple s'oriente vers la PMA, la procréation médicalement assistée. "Tout ce qu'il y a de plus classique" souligne-t-elle. Après une stimulation ovarienne, la jeune femme fait une insémination artificielle qui marche du premier coup.
Pour Julie Fichera, les choses ont été plus complexes. À 16 ans, elle découvre qu’elle est atteinte du syndrome MRKH, une malformation congénitale rare de l’utérus et du vagin qui affecte une femme sur 4500. "Le désir d’enfant, je ne l’avais pas encore mais on me l’a enlevé" concède-t-elle. Julie Fichera n’a pas la possibilité de porter un enfant mais a un cycle ovarien classique. Elle découvre aussi que son vagin n'est pas normalement développé. À 16 ans, la jeune fille comprend que les rapports sexuels incluant une pénétration vaginale lui seront extrêmement douloureux. Ses premières inquiétudes se concentrent sur la possibilité d'avoir une vie sexuelle normale. "Mais à 30 ans, on sent le poids de la société, qui nous fait nous poser des questions sur la parentalité." Alors, lorsque son compagnon Yoann lui témoigne son désir de fonder une famille avec elle, Julie passe en revue toutes les possibilités lui permettant d'avoir un enfant. La directrice de théâtre ira même jusqu'à consulter des pontes de la chirurgie en vue d'une greffe de l'utérus.
Finalement, après avoir étudié toutes les possibilités, le couple décide de se lancer dans l’aventure titanesque de la GPA, la gestation pour autrui, "une pratique qui nous permettait d’avoir un enfant qui était génétiquement le nôtre."
"On s’est posé beaucoup de questions éthiques"
Le plus troublant dans le témoignage de Julie Fichera est la transparence avec laquelle elle raconte toutes les sinuosités de la gestation pour autrui, une technique qui cristallise tant de craintes et de crispations. En France, la GPA est interdite par une loi de 1994 relative au respect du corps humain. Les peines pour les personnes concernées peuvent aller jusqu'à six mois d’emprisonnement et une amende de 7 500 euros.
"On s’est posé de nombreuses questions éthiques comme celles de la marchandisation du corps. On s’est rapidement dit qu’à partir du moment où les trois parties sont d’accord, que tout le monde a toute sa tête et a la capacité de réfléchir… À partir du moment où les choses sont transparentes, je considère que c’est éthique. À part nous trois, personne d’autre ne devrait se poser la question. Ça nous regarde. Ce qui est important pour nous, c’est que ça ne soit pas quelqu’un qui soit dans le besoin financier."
Julie et Yoann décident, malgré le coût, de réaliser ce projet aux États-Unis. Le couple contracte un prêt d’un montant total de 150 000 euros pour financer la GPA. Grâce à l’aide d’un banquier, ils réussissent à récolter la somme et s’adressent alors à une association qui leur sert de relais administratif et les met en lien avec la femme porteuse. Dans cet ouvrage écrit à quatre mains, Julie Fichera insiste sur la terminologie de "femme porteuse" : "Génétiquement parlant, ce n’est pas la mère. C’est la femme qui porte l’enfant pendant neuf mois."
Samantha, une mère américaine de deux enfants, est sensible à leur histoire et se porte volontaire. Elle devient la femme porteuse de leur fille, Rose.
Julie Fichera relate tous les tourments qui l’ont traversée au cours de ces neufs mois de gestation. Son témoignage éclaire sur toute la complexité d’être mère d’un enfant que l’on n’a pas porté. La jeune femme éprouvera simultanément une immense gratitude, mais aussi de la jalousie et de la frustration envers Samantha. Elle sera animée par des peurs injustifiables malgré la relation saine et bienveillante qu’elle noue avec la femme porteuse. "Ce n’est pas sans conséquence que de voir naître son enfant du corps de quelqu’un d’autre", avoue Julie au micro de Yahoo.
La maman de Rose relate toute la complexité de la gestation pour autrui : "On peut contrôler le cadre mais on ne contrôle pas les émotions". Une situation qui provoquera un sentiment que peu de mères éprouveront : "J’aurais toujours l’impression que je lui dois quelque chose. Je pense que toute ma vie j’aurai ce sentiment".
Julie Fichera questionne le regard/jugement de la société sur une mère qui n’a pas mis au monde un enfant avec cette idée inhérente de rattacher la grossesse à la filiation. L’éternel lieu commun sur l’instinct maternel…
Vidéo. "Je devais faire le deuil de l'enfant que je porte tout en ayant le bonheur de celui qui va naître"
La normalité trouble
Si la procréation est souvent résumée à un phénomène naturel impliquant deux parties, les différents témoignages sur la PMA traduisent toute la complexité de la réalité. Caroline Vigoureux l’a expérimentée avec son mari. Au cours de sa première grossesse, elle découvre être enceinte de jumeaux. "C’était sans doute lié à la PMA et à la stimulation ovarienne." L’échographie des trois mois lui révèle que l’un des bébés souffre d’une grave malformation. Elle a donc recours à une interruption volontaire de grossesse. Sa grossesse gémellaire la plonge dans un abîme de douleur et d’espoir. "Je devais faire le deuil de l’enfant que je porte tout en ayant toujours le bonheur de celui qui va naître." Un sentiment qu’elle garde pour elle. "Évidemment, c’est le genre de choses dont on parle peu quand ça nous arrive. Donc on se sent encore plus seule au monde quand ça nous arrive et ça participe encore plus au tabou de l’infertilité."
Quelques années après la naissance de leur petit garçon, Caroline et son compagnon s’apprêtent à s’engager dans un second parcours PMA. Finalement, la maman tombe enceinte sans aide médicale. À ce moment, le trouble s’empare d’elle : "J’ai mis du temps à intégrer l’idée que l’on s’était normalisés".
Selon une récente étude anglaise publiée dans la revue Human Reproduction, dans les 3 ans qui suivent la naissance du premier enfant par PMA, 20% des femmes tombent enceintes naturellement. Annette Thwaites, la médecin à la tête de cette étude, souligne que l'infertilité n'est pas toujours définitive.
À ce trouble éprouvé par Caroline Vigoureux s'ajoute un sentiment d'"illégitimité" sur sa prise de parole sur l'infertilité. "Il peut y avoir des moments de fertilité dans l'infertilité". Une dose d'espoir peut-être pour tous les couples dont le désir d'enfant est entravé de difficultés. Dans un rapport paru en février 2022, le ministère de la Santé estime que 3,3 millions de Français sont concernés par des problèmes de fertilité. Et de souligner : "Un chiffre qui va croissant". D'après un dernier avis de l'OMS, l'infertilité touche une personne sur six dans le monde.
Vidéo. "Je pensais que j'allais vivre la grossesse comme un homme, mais non.".
"Une problématique de femmes"
Si les chiffres du ministère de la Santé concernent les "concitoyens français", l'infertilité est injustement résumée à "une histoire de bonnes femmes".
Dans leur ouvrage, les autrices dénoncent l’attitude de la société, qui faire porter le poids de l’infertilité sur les épaules de la femme. "C'est un problème de couple mais malheureusement, tout comme la contraception, c’est encore les femmes qui doivent porter cette problématique." Une pression que dénonce aussi Julie Fichera, en prenant pour exemple les nombreux "conseils" reçus pour "développer le lien avec son bébé". Des remarques déguisées en conseil, qu'elle est la seule à subir : "Quand on a commencé la PMA avec mon conjoint, on pensait qu’on allait vivre la grossesse de façon équitable. Je me disais que j’allais peut-être vivre cette grossesse comme un homme et qu’on se retrouverait là-dedans. Avec du recul, on se rend compte que non, j’ai vécu cette grossesse comme une femme avec le regard que la société pose sur les femmes."
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