Le phénomène inquiétant de l'automutilation numérique chez les jeunes : “Ma fille s’envoyait elle-même des messages en se disant de se suicider”

Aux Etats-Unis, le phénomène est connu et étudié depuis de nombreuses années. En France, il commence tout juste à être évoqué dans la presse. L’automutilation numérique est une pratique qui consiste à s’auto-insulter ou à publier des choses méchantes à son sujet sur Internet. Les adolescent·e·s sont particulièrement concerné·e·s, mais certains adultes sont également touchés par le phénomène.

Le phénomène inquiétant de l'automutilation numérique chez les jeunes : “Ma fille s’envoyait elle-même des messages en se disant de se suicider”. © Getty Images
Le phénomène inquiétant de l'automutilation numérique chez les jeunes : “Ma fille s’envoyait elle-même des messages en se disant de se suicider”. © Getty Images

Avez-vous déjà publié quelque chose de négatif à votre sujet sur Internet ? Statut Facebook, tweet, légende de photo Instagram où vous vous faites des reproches ? Pire : avez-vous déjà créé un compte alternatif sur les réseaux sociaux, dans le seul but de l’utiliser pour vous auto-déprécier, sous le couvert de l’anonymat ?

La pratique peut être étonnante, mais elle n’en est pas moins dangereuse. Elle porte un nom, qui en dit long sur ses méfaits : l’automutilation numérique.

Qu’est-ce que l’automutilation numérique ?

L’automutilation est le fait de se blesser soi-même, que ce soit avec ou sans des fins suicidaires. Le phénomène est particulièrement courant chez les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale, et notamment chez les personnes dépressives. L’automutilation numérique, elle, fonctionne sur le même principe, à une différence. Les blessures infligées ne sont pas physiques. Elles ne laissent pas de cicatrices visibles. Mais elles visent à s’auto-déprécier et peuvent avoir un impact terrible sur la santé mentale, faisant d’elles à la fois une cause et un symptôme de mal-être.

En France, le phénomène n’est pas vraiment connu, et son nom est relativement récent. A tel point que de nombreux et nombreuses psychologues interrogé·e·s par nos soins n’en avaient jamais entendu parler. En revanche, de l’autre côté de l’Atlantique, aussi bien aux Etats-Unis qu’au Canada, il a fait l’objet d’une étude, publiée le 6 mars 2024 dans la revue scientifique Journal of School Violence.

L’enquête, principalement centrée sur les adolescentes et les adolescents, fait état de chiffres particulièrement inquiétants : le nombre de jeunes qui s’auto-insultent ou s’auto-harcèlent sur les réseaux sociaux a augmenté de 88%. Plus d’un· adolescent·e sur dix l’a déjà fait.

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“C’est en fouillant dans le téléphone de ma fille que j’ai tout découvert”

Si le phénomène n’a été que récemment nommé en France, il n’en est pas moins déjà présent. Marion*, 47 ans, en a fait l’amère expérience en fouillant dans le téléphone de sa fille. “Je suis maman d’une adolescente de 14 ans. Quand elle a eu son premier téléphone, on a passé un contrat : elle doit avoir la géolocalisation allumée en permanence jusqu’à ses 18 ans, et jusqu’à ses 16 ans, j’ai le droit de consulter ses réseaux sociaux. Sauf qu’au début, je n’avais pas réalisé qu’elle avait en réalité deux comptes Instagram.”.

La mère de famille, photographe, est elle-même active sur les réseaux sociaux, et a décidé de se créer un second compte pour partager son travail. “Pour basculer d’un compte à l’autre, je dois double-cliquer sur ma photo de profil en bas à droite de l’appli. Je l’ai fait par réflexe sur celui de ma fille, et je suis tombée sur un compte totalement anonyme, dont je ne savais rien. En règle générale, je ne vais pas lire ses discussions, mais là, j’ai pris peur et je suis allée voir les messages.”.

Marion explique avoir d’abord cru que sa fille était une harceleuse. Mais son coeur s’est brisé quand elle a réalisé à qui s’adressaient les messages d’insultes. “Elle s’envoyait à elle-même des dizaines de messages par semaine où elle se moquait de son poids, se disait qu’elle était bête, moche, inintéressante. Qu’elle ferait mieux de fuguer, ou de suicider. Que tout le monde la détestait. J’ai cru que mon coeur de maman allait arrêter de battre tellement j’étais dévastée.". Son premier réflexe a été de vouloir en discuter avec sa fille, mais finalement, elle a changé d’idée. “J’ai pris rendez-vous avec une pédopsychiatre, car je ne savais pas du tout comment gérer la situation. Puis seulement, j’en ai discuté avec ma fille, qui était très honteuse de la situation. Je lui ai expliqué qu’il n’y avait pas à avoir honte de l’avoir fait, mais qu’il fallait qu’on comprenne pourquoi elle le faisait, d’où venait son mal-être. Aujourd’hui, elle est suivie régulièrement, et je pense avoir eu le bon réflexe, car la situation aurait pu devenir bien plus grave.”

“Au début, je faisais ça pour attirer l’attention”

Les adolescentes et adolescents ne sont pas les seuls concernés par le phénomène de l’automutilation numérique. Annabelle*, 24 ans, avoue la pratiquer régulièrement. “J’ai un compte anonyme sur Instagram, et un sur X. Je ne m’en sers pas pour m’envoyer des messages privés, mais pour commenter mes propres publications avec des commentaires désagréables.” Une attitude étonnante, que la jeune femme justifie de la façon suivante : “Au début, je faisais ça pour attirer l’attention, je voulais voir si des gens dans mon entourage allaient prendre ma défense ou non”, avoue-t-elle. “Je sais que ce n’est pas quelque chose dont je devrais être fière, qu’il y a des gens qui se font véritablement harceler, et que moi je simule ça, mais je ne peux pas m’en empêcher.”.

Annabelle admet qu’elle ne savait pas que la pratique portait le nom d’automutilation numérique. “Dis comme ça, ça fait flipper. Mais je comprends le principe. Moi, j’ai un peu l’impression que ça symbolise deux facettes de ma personnalité : la meuf qui a confiance en elle pour poster des selfies sexy, et celle qui trouve ça débile et ridicule. Je préfère me le dire à moi que de me moquer d’une autre femme, je pense”, réfléchit-elle. Une manifestation de la misogynie intériorisée, en somme.

Un comportement tout sauf anodin

L’étude menée par des chercheurs américains et publiée dans la revue Journal of School Violence pointe plusieurs éléments du doigt. Aujourd’hui, les jeunes femmes, les membres de la communauté LGBTQIA+ et les personnes racisées ont davantage tendance à se tourner vers l’automutilation numérique, notamment parce que ces groupes sont ceux qui subissent, en temps normal, le plus grand volume de cyberharcèlement. Or, les personnes ayant été cyberharcelées ont 5 à 7 fois plus de risques de se tourner vers cette pratique dangereuse.

“L'automutilation numérique a été associée à des problèmes majeurs tels que l'intimidation, la dépression, les troubles des conduites alimentaires, l’automutilation, les troubles du sommeil et même les tendances suicidaires”, alerte le Dr. Sameer Hinduja, co-auteur de l’étude. “Avec l’attention mondiale croissante portée à ce phénomène par les professionnels au service de la jeunesse, il est clair que l’automutilation numérique est un problème de santé publique important qui justifie des recherches plus approfondies pour identifier des solutions pouvant servir de facteurs de protection pour prévenir son incidence ainsi que son impact.”.

Les chercheurs précisent toutefois que les causes derrière ce phénomène sont multiples et complexes. Des recherches antérieures ont identifié des raisons allant de la haine de soi et de la recherche d'attention au désir de paraître fort ou résilient. Certain·e·s adolescent·e·s peuvent même adopter ce comportement comme forme d’appel à l’aide, utilisant l’anonymat d’Internet pour exprimer leur douleur d’une manière qu’ils ne se sentent pas en mesure de faire ouvertement. Le Dr Hinduja souligne l’importance de comprendre ces motivations sous-jacentes.

"Il est également crucial de comprendre pourquoi les jeunes s’adonnent à l’automutilation numérique et de les aider à développer des mécanismes d’adaptation plus sains. De plus, il est essentiel que les parents, les éducateurs et les professionnels de la santé mentale travaillant avec les jeunes apportent leur soutien à toutes les cibles d’abus en ligne dans des contextes informels et conversationnels, ainsi que formels et cliniques”, conclut-il.

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