TABOU - Aline Boeuf : "Les femmes trouvent le congé menstruel génial mais elles le craignent"

Briser le tabou qui entoure les menstruations, c’est le souhait de la sociologue Aline Boeuf. Dans son étude "Briser le tabou des règles" (éd. Editions 41), la chercheuse démontre à quel point le sceau de la honte posé sur les menstruations est un frein au développement de notre société.

Ce jeudi 15 février 2024, le débat sur le congé menstruel s'invite au Sénat. La socialiste Hélène Conway-Mouret présente une proposition de loi pour instaurer la possibilité pour les femmes victimes de douleurs menstruelles handicapantes d’obtenir un arrêt de travail pouvant aller jusqu’à 13 jours par an, sans jour de carence. C'est ce qu'on appelle le congé menstruel.

Les femmes qui souffrent de douleurs menstruelles sévères auront-elles gain de cause ? Une proposition de loi, déjà déposée en avril 2023, sera à nouveau défendue ce jeudi au Sénat. Le texte prévoit, pour les femmes souffrant de douleurs de règles incapacitantes, un arrêt de travail allant jusqu’à deux jours par mois, sans délai de carence, et pris en charge par l'Assurance Maladie.

Le 30 septembre dernier, Aline Boeuf, une doctorante en sociologie, a publié "Briser le tabou des règles" (éd. Editions41), une étude démontrant la honte coriace qui entoure les menstruations. La sociologue insiste sur la nécessité de s’en défaire pour accéder à une égalité vivable entre les deux sexes et propose des pistes pour sortir du tabou. Parmi ces pistes, elle suggère le congé menstruel, déjà mis en place dans d'autres pays européens tels que l'Espagne.

Les règles sont-elles encore taboues ? Si l’on en croit le dernier communiqué de presse de l’association "Règles élémentaires", lorsqu’elles surviennent à l’école, les menstruations sont un sujet de stress pour 80% des jeunes filles âgées de 11 à 18 ans, la faute à un environnement peu adapté et un manque de communication. Les informations sur les règles sont transmises lors des cours de SVT en 4ème alors que 8 filles sur 10 ont leurs règles avant 13 ans, soit lorsqu’elles sont en 5ème. Plus troublant encore : le sondage OpinionWay réalisé pour "Règles élémentaires" révèle que 53% des filles de plus 15 ans ont déjà manqué l’école à cause de leurs règles. "On ne peut pas accepter qu’en France, en 2023, des filles aient à manquer l’école parce qu’elles ont leurs règles" martèle l'association.

Cela fait dire à Règles élémentaires, que le tabou qui entoure les règles est vecteur d’inégalités. Une conclusion à laquelle est parvenue Aline Leboeuf dans son ouvrage "Briser le tabou des règles". La doctorante en sociologie a mené une série d’entretiens avec des femmes adultes pour comprendre comment elles vivent l’expérience des règles. Son étude révèle que l’absence d’informations autour du sujet crée un nid d’inégalités.

"Dans les textes, les hommes seraient contaminés par la monstruosité du sang menstruel"

La première question qui se pose est pourquoi notre société a-t-elle honte de parler d’un évènement physiologique qui concerne, à différents stades de sa vie, presque la moitié de la population sur terre ? "La honte liée aux règles est ancestrale, elle est liée à certaines religions, catholique, juive, musulmane,…" Des restrictions ancestrales inscrites dans les textes religieux et qui s’étendaient même jusqu’au domaine de l’intime. "Dans les religions juive et musulmane, les rapports sexuels sont interdits durant les règles parce que sinon les hommes seraient contaminés par la monstruosité du sang menstruel."

La honte qui entoure les règles se manifeste dans des sociétés patriarcales, car, dans d’autres, considérées comme "matriarcales", les règles sont célébrées et même exploitées : "On va même conseiller d’utiliser le sang menstruel dans le compost pour que le sol soit plus fertile."

Vidéo. "Avoir ses règles, c'est une charge mentale, économique et de temps"

Quelles sont les conséquences de ce tabou ?

L’image négative associée aux règles est un frein au développement des femmes dans plusieurs domaines. Comme évoqué plus haut, l’absence d’informations administrée aux plus jeunes filles lors de leurs ménarches (période constituée des premières règles ; ndlr) représente un facteur de stress pour plus de 80% des collégiennes et lycéennes.

Le "secret" autour de l’apparition des règles, directement lié au tabou, fait ralentir le débat sur la santé publique et plus spécifiquement, la santé des femmes. L’absence de dialogue retarde les progrès scientifiques pour améliorer le quotidien des femmes qui vivent des règles douloureuses. "En ne parlant pas de menstruations, c’est très compliqué de savoir si nos règles sont normales ou pathologiques. Des personnes qui n’ont plus leurs règles justement, se disent peut-être 'c’est cool, je n'ai pas mes règles à gérer' mais l’aménorrhée, l’absence de règles, peut être liée à des pathologies très importantes."

Dans le sondage d’OpinionWay, 53% des répondantes de plus de 15 ans ont admis avoir manqué l’école parce qu’elles étaient menstruées. Plus tard, lorsqu’elles accèdent au monde professionnel, certaines femmes doivent également s’absenter de leur travail. Dans son ouvrage, la sociologue précise que "le manque de prise en compte des besoins de santé des femmes et des filles en matière de menstruations dans les établissements scolaires et sur les lieux de travail a un impact sur la fréquentation scolaire et professionnelle, et donc sur leurs progrès économiques."

Vidéo. "Le tabou menstruel contribue aux idées sexistes que l'on a des femmes"

Le tabou crée des idées reçues sexistes

Ce tabou crée des stigmates, à savoir des marques profondes sur la vie des femmes ainsi que sur la conception qu’a la société des menstruations. Parmi elles, on retrouve les nombreuses idées reçues sur les femmes qui s’expriment au quotidien par des petites réflexions anodines et sexistes : "Elle est chiante parce qu’elle a ses règles" ou encore la prétendue "émotivité" et "irritabilité" féminine. Des stigmates qui peuvent en apparence apparaître anecdotiques, mais qui ont des répercussions réelles comme la ségrégation dans le monde professionnel. Dans son étude, Aline Leboeuf cite les travaux de deux expertes canadiennes : Suzanne Deguire et Karen Messing. Ces deux spécialistes de la santé des femmes au travail ont "disséqué une quarantaine d’études sur les absences pour cause de santé". Selon la doctorante, les résultats sont édifiants car ils témoignent de biais sexistes. D’après les expertes, "l’absentéisme au travail est davantage étudié comme un problème de comportement ou d’attitude personnelle à l’égard du travail, que comme un phénomène découlant de problèmes de santé provoqués, en partie, par la situation de travail."

Ce qui fait dire à Aline Leboeuf que le tabou menstruel contribue à la ségrégation verticale des femmes dans le monde professionnel dans des postes à responsabilité, à savoir, à compétences égales, donner aux femmes un niveau de responsabilité inférieur par rapport aux hommes. "Un peu comme la maternité, on partirait du principe que les femmes doivent faire face à des difficultés propres à leurs corps et qui les empêcheraient de prendre des décisions rationnelles…" Le fameux lieu commun sur l’irrationalité des femmes liées à leurs changements hormonaux.

En 2019, l’ONU a épinglé le tabou menstruel dans un rapport rendu public en invitant à le briser pour mettre fin aux clichés entourant les règles et à protéger ainsi la santé des personnes menstruées.

Vidéo. "La honte liée aux règles contaminent même les hommes"

Les hommes doivent s'emparer du sujet

La sociologue distingue six leviers d’action pour briser le tabou des règles, avec notamment un accès systématique et gratuit aux protections périodiques, un renforcement de l’éducation à la santé sexuelle et menstruelle mais aussi, une éducation plus approfondie au-delà des établissements scolaires. Aline Leboeuf s’adresse aux hommes, et plus spécifiquement aux pères, qu’elle considère comme des "acteurs-clés pour diffuser une image positive des règles et réduire les normes sexistes."

Trop souvent, notre société impute aux femmes la charge unilatérale d’informer sur les règles. Une charge considérée comme "taboue", voire "honteuse" pour certains hommes, même ceux qui sont en contact direct avec des jeunes filles. Pour illustrer son propos, la sociologue rapporte l’anecdote de Léa, une enseignante qu’elle a interrogée dans le cadre de son étude. En charge de la surveillance des élèves lors d’une colonie de vacances, Léa a demandé à un de ses collègues de se rendre au supermarché pour acheter des protections périodiques pour les jeunes filles du groupe. Son collègue lui rétorque alors qu’il ne saurait quoi acheter et qu’il aurait trop honte. "Ce qui est intéressant c’est de constater que cette honte contamine également ceux qui achètent les produits menstruels. S’ajoute à cela la méconnaissance sur le "quoi acheter ?", analyse Aline Leboeuf.

Les femmes ont peur du congé menstruel

Enfin, l’autre solution pour vaincre la honte des règles est l’instauration du congé menstruel, largement débattu en France. En mai dernier, les députés écologistes ont déposé une proposition de loi visant à créer un "congé menstruel", inspiré de l'adoption du dispositif en Espagne. Le texte permettrait aux personnes souffrant de règles douloureuses d'obtenir un arrêt de travail de 13 jours par an. La proposition a été recalée au Sénat un mois plus tard.

Ce congé, qui consisterait à accorder un arrêt de travail pris en charge par la sécurité sociale, sans jour de carence pour les personnes souffrant de règles incapacitantes serait, pour Aline Leboeuf, une mesure pour accéder à une mixité vivable au sein du monde du travail, à savoir, "atteindre un niveau où c’est possible de travailler sans empiéter sur sa santé, sa capacité de vie et sa dignité."

Si sur le papier, les femmes se disent favorables à l’instauration de ce congé, nombreuses sont celles qui confient qu’elles n’y auront certainement pas recours par peur de représailles des collègues ou crainte d’être freinées dans leur évolution professionnelle. "Cette avancée sociale serait, selon les femmes que j’ai interrogées, le signe qu’elles n’auraient pas leur place dans le monde professionnel. Cette réaction-là témoigne que la place des femmes n’est pas acquise au sein du monde professionnel. Celles qui sont dans une société dans laquelle elles peuvent bénéficier de ce congé ont peur que ça naturalise tous les clichés autour d’une féminité qui ne serait pas en accord avec le monde professionnel, la productivité et la stabilité."

Si le monde professionnel se mettait davantage au diapason de la santé de tous ceux qui le font vivre, et donc aussi des femmes, il tirerait davantage bénéfice du cycle menstruel. Car, comme le rappelle la sociologue, le cycle menstruel est bien plus complexe qu’on ne le pense et n’est pas seulement jalonné de phases de "manque d’énergie et de productivité". "Il y a également des hauts, des phases d’énergie qui permettent plus de productivité.". Encore une fois, comme le répète la sociologue, s’il est impossible de généraliser le cycle menstruel tant il diffère d’une personne à vulve à une autre, des experts montrent que lors de la phase "folliculaire" (qui se situe juste avant la phase ovulatoire ; ndlr), le pic d’énergie d’une partie des femmes est au plus haut, grâce notamment à un niveau d’oestrogènes élevé.

"Ce qui montre que le monde du travail a été pensé comme une ligne d’usine de production hyper stable, avec des rythmes très clairs, qui sont pensés pour des machines. Mais, l’humain a ses petites aspérités, ses hauts et ses bas, qu’il faudrait les intégrer, et quitter le monde du Fordisme."

Comment dès lors, promouvoir l’instauration d’une "avancée sociale" pour les femmes mais crainte par celles là-même qui en bénéficieraient ? Aline Leboeuf estime qu’il est peut-être encore un peu tôt pour instaurer un congé menstruel dans nos sociétés. "Il y a quelques petites fondations à mettre en place avant d’y arriver pour que ça devienne un projet évident pour l’ensemble de la société."

Parmi ses petites fondations, on peut spéculer sur une parole plus libérée et plus claire sur les règles. Une transparence qui permettrait aussi de faire progresser la recherche médicale en matière de santé publique en formant davantage les professionnels de santé et d’accéder enfin à une mixité vivable dans l’ensemble de la société.

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