"J'utilise des gants de toilette comme serviette de fortune, quitte à avoir des irritations" : le nombre de personnes en situation de précarité menstruelle a doublé en deux ans

"J'utilise des gants de toilette comme serviette de fortune, quitte à avoir des irritations" : le nombre de personnes en situation de précarité menstruelle a doublé en deux ans. Illustration : Getty Creative
"J'utilise des gants de toilette comme serviette de fortune, quitte à avoir des irritations" : le nombre de personnes en situation de précarité menstruelle a doublé en deux ans. Illustration : Getty Creative

À la veille de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, Opinion Way et Règles élémentaires dévoilent dans une enquête des résultats accablants. En deux ans, le nombre de personnes confrontées à la précarité menstruelle en France a doublé, passant de 2 à 4 millions, dans un contexte de hausse générale des prix. Si de nombreuses mesures sont prises pour lutter contre l'inflation, le problème du manque d'accès à des protections hygiéniques pour les plus précaires reste un impensé.

"J'ai déjà du choisir entre me prendre un paquet de pâtes et des serviettes. Le papier toilette, les mouchoirs, les serviette de table "en boule" remplacent les protections hygiéniques, très souvent." Comme Stéphanie*, 41 ans, 4 millions de personnes, en France, sont en situation de précarité menstruelle et doivent renoncer à s'acheter des protections hygiéniques, faute de moyens. Un chiffre qui a doublé en seulement deux ans (en 2021, la précarité menstruelle concernait 2 millions de personnes), comme le révèle l'enquête dévoilée ce mardi 7 mars par Opinion Way et l'association Règles élémentaires.

Le fait de ne pas pouvoir se protéger correctement pendant ses règles peut avoir de lourdes conséquences, comme des graves troubles physiques (démangeaisons, infections, syndrome du choc toxique pouvant occasionner la mort) mais aussi psychologiques (perte de confiance en soi et répercussions sociales, comme l'incapacité à aller travailler ou étudier par exemple).

"J'utilise des gants de toilette, quitte à avoir des irritations"

La précarité menstruelle participe aussi à creuser les inégalités entre les femmes et les hommes. Les menstruations représentent en effet un budget conséquent. Selon un article du Monde publié en 2019, une femme dépense ainsi en moyenne 3 800 euros en hygiène menstruelle dans sa vie, ce qui peut constituer jusqu'à 5% de son budget.

"Parce qu’un paquet de 12 serviettes hygiéniques coûte environ 3 euros, que certaines personnes ayant des règles abondantes doivent utiliser plusieurs paquets par cycle, que lorsque l’on a à peine de quoi s’acheter à manger, acheter des tampons passe parfois au second plan", indique l'association Règles élémentaires dans son enquête. Et ce budget peut grossir en fonction du nombre de personnes menstruées dans le foyer.

Ainsi, pour Marine*, 48 ans, au RSA et mère de deux filles de 11 et 13 ans, les règles sont un sujet d'inquiétude : "Mon mari est un homme violent. Je suis en pleine procédure de divorce, et en attendant d'obtenir des prestations compensatoires, je n'ai que le RSA, qui suffit à peine à payer mon loyer et de quoi nourrir mes filles. Je porte souvent des tampons trop longtemps, j'utilise des gants de toilette comme serviette de fortune, quitte à avoir des irritations. Le pire, c'est que je sais que mes filles risquent d'être bientôt réglées. Et là, je ne sais pas comment je vais faire, parce qu'on sait que dans les collèges, c'est difficile d'obtenir des protections, et qu'elles ne vont pas forcément oser demander aux copines."

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"Les équipes des supérettes ferment les yeux quand elles me voient chiper"

Cette hausse de la précarité menstruelle a été constatée dans un contexte d'augmentation générale des prix et de baisse du pouvoir d'achat : pour 47% des personnes interrogées, cette situation de précarité menstruelle est récente. Un chiffre qui pourrait empirer. 1,2 million de personnes menstruées, au vu du contexte actuel, pensent qu'elles pourraient basculer dans la précarité menstruelle dans les douze prochains mois.

Théo, un homme trans de 17 ans, avait déjà pris l'habitude de voler des protections hygiéniques, et l'inflation ne risque pas de le faire passer à la caisse. "Voler des protections périodiques, ce n'est pas mon quotidien, mais ça m'arrive régulièrement. Les équipes des petites supérettes savent bien que c'est galère, elles ferment les yeux quand elles me voient chiper. C'était déjà cher avant, mais avec l'inflation c'est pire", explique-t-il.

D'autant plus que sa condition de personne LGBT complique encore un peu plus ses démarches pour accéder à ces produits : "Quand j'ai annoncé mon désir de transition à mes parents, ils m'ont laissé le choix : ne plus rien dire, ou prendre la porte. J'ai choisi la deuxième option, et je finis le lycée en dormant dans des foyers, sur les canapés de mes potes, ou dans la rue quand je n'ai pas le choix. Et comme j'ai une apparence de mec, un nom de mec, les protections menstruelles ne font pas partie des produits que les associations me donnent. Ça pourrait, si je disais que j'étais trans. Mais dans la rue, sur ce sujet, il vaut mieux la fermer. Pas envie de me faire castagner."

Les protections hygiéniques, des produits de première nécessité

Alors que des procédures d'urgence ont été mises en place dans différents secteurs pour lutter contre l'inflation (comme le fait de plafonner le prix de l'essence par exemple), Règles Élémentaires se désole qu'il n'en soit pas de même en ce qui concerne les protections hygiéniques.

"Certes on ne peut pas aller travailler si on n'a pas d'essence, mais on ne peut pas non plus aller travailler si l'on n'a pas de protections périodiques. Ce sont des produits qui sont vraiment de première nécessité, on ne peut pas s'en passer. Il y a urgence à agir sur le sujet", estime Laury Gaube, directrice de la communication pour Règles Élémentaires. Pour elle, "aucun intérêt n'a été montré au niveau des protections périodiques, aucune baisse de prix, aucun effort n'a été fait. Donc on se retrouve avec des situations qui s'accentuent." Marine approuve et se désole : "Que leur prix (des protections hygiéniques, ndlr) augmente de la sorte, ça me met en colère. Comme ça a un joli paquet rose, tout de suite, ça rentre dans la case produit de luxe."

"Les distributeurs ne sont pas dans les toilettes, il faut parfois traverser tout le campus"

L'enquête constate aussi que cette situation de précarité concerne en majorité les jeunes : près d'une jeune personne menstruée sur deux (44%), entre 18 et 24 ans, serait concernée. "Avec la crise sanitaire, les jeunes étaient en situation de précarité étudiante. Suite à cette crise, ils n'ont jamais vraiment récupéré leur situation, et les protections périodiques peuvent être une grosse dépense pour eux", déclare Laury Gaube.

"On sait qu'un effort a été fait, puisqu'il y a eu des distributeurs qui ont été installés dans les Crous (Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, avait annoncé en 2021 l'installation de 1500 distributeurs dans les Crous, les résidences et les services de santé universitaires, ndlr)", concède-t-elle. "Mais tout le monde n'est pas bénéficiaire du Crous, donc tout le monde ne va pas là-bas. De plus, ils ne sont pas approvisionnés. Quand on a ses règles, ça nous arrive tout d'un coup, on ne sait pas trop quoi faire et c'est souvent dans des situations où on est aux toilettes. Mais les distributeurs ne sont pas dans les toilettes, il faut parfois traverser tout le campus. L'accès à ces distributeurs n'est pas du tout facile."

En 2022, le budget de l'État consacré à la lutte contre la précarité menstruelle est passé à 5 millions d'euros (contre 1 million d'euros en 2021 et 2020). "Une bonne partie de ce budget a été utilisé pour acheter des protections et les donner à des associations qui redistribuaient ces protections. Avoir des solutions d'urgence c'est super, mais aujourd'hui l'enjeu c'est d'avoir des solutions pérennes pour lutter contre la précarité menstruelle dans le temps, et pour ne pas se retrouver avec des situations qui se dégradent. Les règles reviennent chaque mois", rappelle Laury Gaube.

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Des protections gratuites pour "toutes les personnes dans le besoin"

"Ce qu'on demande vraiment, ce sont des protections gratuites pour toutes les personnes qui ont en besoin, qui sont dans des situations de précarité", insiste la membre des Règles Élementaires. D'autres pays appliquent déjà cette gratuité, comme l'Écosse, depuis 2021. En 2022, les premiers résultats encourageants de cette politique ont été publiés : ainsi près de 8 personnes sur 10 se sentiraient plus à l’aise pour pratiquer leurs activités quotidiennes et seraient moins inquiètes quand elles ont leurs règles.

"Si ça (les protections hygiéniques, ndlr) pouvait être gratuit, ne serait-ce que dans les collèges et les lycées, ça serait déjà cool. Dans les toilettes publiques, même. Mais en attendant, je galère, et je sais que je ne suis pas le seul", affirme Théo. Un avis partagé par Stéphanie : "On devrait avoir accès à ce genre de produit pour les plus précaires, c'est urgent. Dans les mairies, les hôpitaux. Vivre une journée de règle sans protection, c'est une mort sociale."

Pour lutter contre la précarité menstruelle sur le long terme, la cheffe du gouvernement Élisabeth Borne a annoncé ce lundi 6 mars la gratuité des protections périodiques réutilisables pour les jeunes femmes de moins de 25 ans. Invitée dans l'émission "C à vous", sur France 5, la Première ministre a déclaré : "Nous allons mettre en place un remboursement par la Sécurité sociale des protections périodiques réutilisables à partir de l'an prochain (...) pour toutes les jeunes femmes de moins de 25 ans. (...) C'est impensable que les femmes ne puissent pas avoir les protections dont elles ont besoin et qu’elles souhaitent". Les détails de cette mesure n'ont pas encore été communiqués.

*Les prénoms ont été modifiés.

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