"Mes TCA sont liés à ma mère, je ne voulais pas devenir comme elle" : quand manger devient une affaire de famille
En France, et selon la dernière étude menée par la FFAB (Fédération Française Anorexie Boulimie), on estime que 900.000 personnes souffrent de troubles du comportement alimentaire. Si le sujet est particulièrement vaste et diffère selon les cas, on retrouve certains marqueurs. Lorsqu’il s’agit de parler de TCA, la cellule familiale est à prendre en compte car oui, certains troubles résultent d’un héritage encombrant, et parfois bien douloureux...
"Mange ma fille, mange !" Cette phrase de mon père, je l’ai entendue des centaines de fois. J’ai toujours prêté son obsession pour la nourriture à sa culture maghrébine. Pour lui, la bouffe est une histoire d’amour sans limites, et sa façon de dire "je t'aime" s'exprime à travers des plats bien garnis. Tout est prétexte à manger, beaucoup et tout le temps. Quant à moi, après avoir pris mon envol, il m’aura fallu près de dix longues années pour mettre un mot sur le mal qui me rongeait : l’hyperphagie boulimique. Un trouble du comportement alimentaire qui se caractérise par l’ingestion de grandes quantités de nourriture, souvent jusqu’à l’écoeurement et en l’absence de sentiment de faim. Peut s'ajouter à cela un sentiment de culpabilité et de dégoût après ces phases.
Mettre un mot sur mon mal m’a fait sortir du déni. Mais le plus douloureux a été d’en comprendre l’origine en fouillant du côté de mon histoire familiale. Une tâche périlleuse et vertigineuse : comment remettre en question la façon dont mon père m’a nourrie, sans jeter l’opprobre sur l’amour dont il a fait preuve en me préparant de délicieux mets ? C’est là le point de départ d’une "enquête" familiale qui m’a menée à découvrir les histoires d’autres jeunes femmes qui, comme moi, ont déployé des trésors d’énergie pour penser contre elles-mêmes... et leurs parents.
"À la maison, il n'y avait pas d'heure pour manger"
Mon hyperphagie est directement liée à ma peur incontrôlable de manquer de nourriture, alors que ce scénario ne s'est jamais joué dans mon enfance... mais dans celle de mon père. "La peur de manquer se transmet malheureusement. On la retrouve souvent dans les cas d’hyperphagie" confirme Isabelle Siac, psychologue spécialisée dans les TCA et autrice du livre "Un si vital sentiment d'insécurité" (Ed. de L'Observatoire). En France, entre 1,9 à 5% des femmes seraient touchées par l’hyperphagie, contre 0,3 à 3% des hommes. C'est donc ainsi que j'ai fini par interroger l’histoire de mon père, dont le "toujours trop, toujours plus" a déterminé mes déjeuners, goûters et dîners. Et comme l'assure Isabelle Siac, "les troubles alimentaires sont hautement transmissibles."
Léa, 29 ans, souffre elle aussi d’hyperphagie. Et son histoire est intimement liée à celle de sa maman qui souffre de troubles bipolaires : "Je devais composer avec ses humeurs très versatiles. La nourriture me permettait de contrebalancer, c’était une manière d’avoir plus de stabilité et de contrôle. Elle provoquait un soulagement que je ne pouvais pas avoir ailleurs."
"Ma mère a influencé mon rapport à la nourriture parce que je crois qu’elle-même souffrait de TCA sans le dire. Je l’ai souvent vue faire un repas après des repas. Deux heures après un diner, je la voyais se faire un sandwich avec des saucisses. Dès lors, les cadres ont un peu explosé. Il n’y avait pas d’heures pour manger, pas de repères. Quand j’étais ado, je rentrais du collège et me faisais des goûters qui n’avaient pas de fin. C’est là que j’ai commencé à faire de l’hyperphagie."
La maman de Léa entretient elle-même un rapport douloureux avec son corps. En "obésité morbide", elle a subi une intervention chirurgicale pour réduire son intestin : "Mais elle a repris du poids après parce que, justement, son trouble du comportement alimentaire n’a pas été traité" raconte Léa. Aujourd’hui, la jeune femme prend toute la mesure de l’impact que cela a eu sur sa propre santé : "La voir dans son embonpoint, avec sa tristesse et son mal-être, a fait que je me suis construite à contrario. J’avais peur de ressembler à ma mère, peur de grossir autant, de manger autant."
À 18 ans, Léa tombe dans l’enfer de l’anorexie après un été où, "pour la première fois", elle réalise qu’elle est "désirée" par les garçons qui l’entourent. "J’ai perdu du poids dans le même temps. Là, j’ai pris beaucoup de jouissance. Ça a été jouissif pour moi de me dire que je devenais le contraire de ma mère." Cette anorexie dont elle souffre encore aujourd’hui par "phases", Léa la lie à un sentiment de "culpabilité" : "C’est lié à des moments de ma vie où je me sens très seule, où j’ai l’impression que je ne suis pas écoutée. La nourriture a cristallisé un problème d’union entre mes parents et moi. Je pense que je tiens toujours à leur montrer que je n’arrive pas à me nourrir, pour qu’ils s’inquiètent et me donnent de l’affection. J’aurais aimé qu’ils fassent preuve d’un petit peu plus de soutien affectif. En fait, j’ai peur qu’on me laisse."
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"Mon TCA est purement lié à ma mère et à une histoire familiale"
Lilia*, 27 ans, a elle aussi entretenu des liens compliqués avec sa mère : "Je pense qu’elle a toujours eu des TCA, sauf qu’elle ne le nomme pas comme ça, parce que ça lui fait peur. Elle a vécu au Maroc avec 5 frères. Elle m'a souvent raconté que '5 garçons ça mange beaucoup', et que ‘si tu prends ton temps à manger, il ne va plus rien te rester’. Elle a développé très tôt un mécanisme de ‘manger vite et beaucoup’." Sauf qu'au fil des années, cette façon de se nourrir a pris une tout autre forme dans son quotidien d'adulte. Après le divorce de ses parents, Lilia a vécu seule avec sa maman. Et de cette enfance, elle n'a rien oublié de "l’obsession" de sa mère pour la nourriture et l’apparence : "Dès qu’elle mangeait un peu trop, elle culpabilisait et me le disait aussitôt. ‘Je vais essayer de ne pas trop manger ce soir.’ Des remarques comme ça, c’était quotidien."
Ce que Lilia nous décrit, Isabelle Siac le définit comme des "transmissions inconscientes", qui se manifestent "par la façon dont on voit ses parents manger" : "L’alimentation, c’est la base. C’est la première relation qu’on a entre parent et enfant. La transmission inconsciente commence tout petit." Et puis, il y a les "transmissions conscientes" qui se jouent elles aussi au quotidien, mais qui prennent forme à travers des phrases en apparence banales, comme "‘Finis ton assiette’, ‘Il faut qu'on mange bio, sain’, ‘À ton âge je n’avais pas ça, donc ne fais pas la fine bouche’."
À 12 ans, Lilia comprend déjà des notions très précises : "Très tôt, ma mère m’a instillé l’idée qu’il faut être mince. Elle a toujours été entre 2 régimes, et a fait le yoyo pendant une grosse période de sa vie. Quand j’avais 8 ans, je la voyais faire des régimes protéinés. Elle parlait beaucoup des tailles de vêtements. Je savais déjà que c'était un élément de comparaison."
En grandissant, elle tombe dans les TCA, de l’orthorexie (l’obsession de manger des aliments sains) à l’hyperphagie. S’installent entre elle et sa mère de nombreuses conversations autour de la nourriture, notamment beaucoup de conseils sur "comment faire attention" : "Elle me disait de ne pas trop manger à mon retour de l’école, de bien manger à midi et plutôt léger le soir. C’est comme si je discutais avec une amie. Ce lien nous a même rapprochées. On partageait cette obsession sur la perte de poids. Avec le recul, je trouve ça très triste. Si j’entends une gamine de 14 ans dire ça, ça m’interpelle. Pour moi c’est un red flag de dingue, alors que ma mère me renforçait, inconsciemment, dans ces habitudes alimentaires qui étaient tellement toxiques."
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En classe de seconde, Lilia réalise : "J’ai compris qu’il y avait quelque chose de bizarre chez ma mère, et chez moi. J’ai pris des pincettes pour lui en parler. Je lui ai dit que j’avais l’impression que ce n’était pas normal d’être aussi mal à cause de la nourriture, et qu’il fallait que j’aille voir quelqu’un." La réponse de sa mère est claire : "On ne va pas voir un psy pour de la nourriture. Tout le monde se prive, tout le monde fait attention." C’est le coup de massue pour l’adolescente fragile : "À ce moment-là j’ai compris que je ne pourrais pas compter sur elle, et qu’elle avait un problème. Son rapport à la nourriture est tellement malsain qu’elle n'a pas vu que sa fille l’appelait au secours. Aller voir un psy pour elle, c’était non seulement étranger à sa culture, mais aussi un aveu d’échec. Comme si je remettais son rôle de mère et ses conseils en question."
Plus de dix ans après, Lilia s'en sort petit à petit. Si elle sait que cet équilibre est fragile, ce cheminement personnel lui a permis de comprendre beaucoup de choses : "Mon TCA est purement lié à ma mère et à l'histoire familiale. C’est lié à ce principe selon lequel il faut tout le temps sauver les apparences, être dans le contrôle." Lassée d’avoir à honorer les exigences familiales, Lilia a tout déconstruit. C’est grâce à ça qu’elle s’en est sortie : "Je me suis dit que je n’avais pas envie de devenir comme ma mère. Même si je l’aime de tout mon coeur, il y a des choses que je ne veux pas traîner, et que j’ai héritées d’elle. Encore aujourd’hui, elle pense que c’est sain de faire attention tout le temps à ce qu’on mange. Elle est encore dans le déni total. En revanche, si je n’avais pas réussi à me sortir des TCA, peut-être que je lui en voudrais."
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Une remise en question douloureuse
Parler de TCA avec ses parents n'est pas chose aisée. Il y a toute une culture et des croyances à prendre en compte, mais aussi la douleur et la culpabilité qu’une discussion pareille pourrait déclencher. "Les parents sont beaucoup remis en question. Ils nourrissent leurs enfants, font au mieux, et c’est une énorme remise en question pour eux" reconnait Isabelle Siac.
J’en viens donc à me demander : peut-on soigner ses propres troubles du comportement alimentaire liés à notre histoire de famille sans l’implication de nos parents, voire en continuant de vivre avec eux ? Pour la psychologue, l’exercice est périlleux : "C’est très compliqué. Pendant le premier confinement il y a eu une explosion des TCA. J’ai eu beaucoup d’étudiantes qui étaient revenues chez leurs parents, et c’était très difficile. Elles avaient eu un moment d’émancipation, et elles ont replongé dans un environnement familial qui, en terme d’alimentation, n’était pas très bon. À l’inverse, certaines ont développé des TCA en partant de chez elles, et finalement, ça allait mieux en rentrant chez leurs parents. Les TCA sont très sensibles à l’environnement."
"Je voyais ma mère éponger le gras de sa pizza"
Selon Isabelle Siac, la transmission des TCA n’est en rien une fatalité, comme le pense Mathilde Blancal, autrice de "Confidences d'une ex-accro des régimes" (Ed. Jouvence). Après avoir longtemps lutté contre les TCA, elle aussi a fini par questionner son histoire de famille et les "comportements anorexiques" de sa mère et sa grand-mère. "Dans mon héritage familial, il y avait quelques signes précurseurs, de ma mère, ma grand-mère, et ça remonte probablement avant. C’est principalement féminin dans ma famille" confie-t-elle aujourd'hui, à 30 ans et avec tout le recul nécessaire. Accro aux régimes pendant 14 longues années, Mathilde est tombée dans l'anorexie et la boulimie. Et c'est en tentant de s'en sortir qu'elle s'est mise à interroger son environnement familial : "Il y avait des pinaillages sur la nourriture. Il ne fallait surtout pas manger le gras du jambon. Si j'épongeais le gras qu'il y avait sur ma pizza, c'est parce que j'ai vu ma mère et ma grand-mère le faire. Je voyais ma grand-mère enlever tous les bouts de gras du saucisson."
Mais Mathilde sait que les racines de ses TCA ne se trouvent pas à 100% dans cet héritage familial : "Moi, j'ai pris ces comportements-là, et je les ai extrapolés complètement. Donc je ne peux pas dire que ma mère et ma grand-mère sont coupables. Je prends totalement ma responsabilité. Ma soeur a été éduquée comme moi et n'a pas du tout développé des troubles du comportement alimentaire." Pour autant, la jeune femme est consciente que ses TCA ont été plus difficiles à discerner par ses proches compte tenu de ces habitudes alimentaires familiales : "Pendant 15 ans je quittais la table à chaque fin de repas et j'allais me faire vomir, j'étais dans une maltraitance envers moi-même et personne ne l'a réellement vu. Mais peut-être parce qu'ils étaient trop proches, ils ne voulaient pas voir."
Et ce, alors que Mathilde a grandi dans une famille aimante, où elle a toujours entretenu de bonnes relations avec ses parents : "Peut-être qu'ils ne pouvaient pas du tout imaginer que leur fille faisait ça, tout simplement. Malgré un père qui travaille dans le domaine médical, une mère dont j'étais extrêmement proche, personne n'a vu cette plaie béante qu'il y avait à l'intérieur de moi. Et en même temps, je faisais tout pour la maquiller aussi. Donc c'est délicat."
Vidéo. Mathilde Blancal : "J’ai vu ma mère éponger le gras de sa pizza"
"Les anorexiques chez les riches et les hyperphagiques chez les pauvres", vraiment ?
Les clichés sur certains milieux socio-culturels ne sont pas tout à fait justes : "'Les anorexiques chez les riches et les hyperphagiques chez les pauvres’ ? Non, ce n’est pas aussi schématique que ça. Dans les milieux socio-culturels plutôt aisés il y a des boulimies et des hyperphagies qui sont assez terribles, parce qu’il y a une très forte injonction à la minceur, donc cela peut donner l’effet inverse. À contrario, dans les milieux moins favorisés, il peut y avoir un manque d’outils culturels qui fait que tout est porté sur le corps, et que la tête est sous-noyée."
Selon Isabelle Siac, les "transmissions inconscientes" de certains parents à l’égard de leurs enfants se jouent notamment sur la peur du regard de la société. Ces transmissions-là toucheraient d’ailleurs plus souvent les filles, "parce que le corps des femmes est malheureusement plus soumis à des injonctions."
Toutes les réponses ne se cachent pas toujours dans notre histoire de famille. Et, bien sûr, de nombreuses personnes souffrent de troubles du comportement alimentaire sans que cela n’ait aucun lien avec leurs parents. Mais comme le souligne Isabelle Siac, "les TCA sont très souvent un sujet de conflits intrafamiliaux."
Parfois, comprendre l'histoire de ses parents, c'est aussi se donner une chance en plus de soigner ses TCA...
*Pour des raisons d'anonymat, le prénom a été modifié.
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